Abandon de la jurisprudence sur le préjudice nécessaire : la Cour de cassation confirme

2 mai 2017
Rompant avec une jurisprudence établie depuis près de deux décennies, la chambre sociale de la Cour de cassation décide désormais que le manquement de l’employeur à l’une de ses obligations légales n’ouvre pas de droit systématique à réparation pour le salarié qui devra pour cela démontrer qu’il a effectivement subi un préjudice du fait de ce manquement.
De la reconnaissance d’un préjudice nécessaire
Initiée à la fin des années 90 à propos de la violation par l’employeur des règles de procédure applicables au licenciement (Cass. soc., 23 octobre 1991, n°88-43.235 ; Cass. soc., 16 décembre 1997, n°94-42089), cette jurisprudence retenait que le manquement de l’employeur entraînait nécessairement, pour le salarié, un préjudice dont il appartenait seulement aux juges du fond d’apprécier l’importance.
Cette solution s’est ensuite progressivement étendue à la plupart des manquements de l’employeur aux obligations édictées par le Code du travail. Il a ainsi été jugé qu’une clause de non concurrence nulle (Cass. soc., 11 janvier 2006, n°03-46933), l’absence de visites médicales d’embauche ou de visites médicales périodiques (Cass. soc., 5 octobre 2010, n°09-40.913 ; Cass. soc., 9 juillet 2014, n°13-12267), le défaut d’organisation d’une visite de reprise (Cass. soc., 15 octobre 2014 n°13-14969), l’absence de mention de la convention collective sur le bulletin de paie (Cass. soc., 19 mai 2004 n°02-44.671), la remise tardive à un salarié des documents ASSEDIC et du certificat de travail (Cass. soc., 25 janvier 2012, n°10-11590) causaient nécessairement un préjudice au salarié et lui ouvraient un droit systématique à réparation sans qu’il soit besoin d’établir la réalité du préjudice, ni le lien de causalité entre ce manquement et le préjudice.
Dérogatoire au droit commun de la responsabilité civile, cette jurisprudence traduisait avant tout la volonté des magistrats d’assurer l’effectivité du droit en sanctionnant systématiquement l’employeur qui avait manqué à ses obligations, peu important que ce manquement ait réellement causé ou non un préjudice au salarié.
A la démonstration nécessaire de l’existence du préjudice
Un arrêt du 13 avril 2016 a porté un coup d’arrêt à cette jurisprudence (Cass. soc., 13 avril 2016, n°14-28.293). En l’espèce, un salarié à qui l’employeur avait tardé à remettre le bulletin de paye et le certificat de travail avait saisi le conseil de prud’hommes aux fins d’obtenir des dommages intérêts en réparation du préjudice qu’il avait nécessairement subi du fait de ce manquement. La Cour de cassation, après avoir rappelé que l’existence d’un préjudice et son évaluation relèvent du pouvoir d’appréciation des juges du fond, approuve ces derniers d’avoir débouté le salarié de sa demande au motif qu’il n’apportait aucun élément pour justifier le préjudice allégué.
Loin d’être isolée, cette décision a été suivie depuis par de nombreux autres arrêts qui ont consacré l’abandon d’un droit systématique à réparation en cas de manquement de l’employeur à ses obligations, qu’il s’agisse de la stipulation d’une clause de non-concurrence illicite (Cass. soc., 25 mai 2016, n°14-20.578), du défaut de mention de la convention collective sur le bulletin de paie (Cass. soc. 17 mai 2016, n°14-21.872) ou du défaut d’organisation de la visite de reprise (Cass. soc., 17 mai 2016, n°14-23.138) . Plus récemment encore, la Cour de cassation a confirmé cette solution à propos de la violation par l’employeur des règles de procédure du licenciement (Cass. soc., 30 juin 2016 n°15-16.066). Enfin, dans un arrêt du 22 mars 2017, la Cour décide que, sauf à démontrer l’existence d’un préjudice, une salariée ne pouvait prétendre à des dommages-intérêts du seul fait de la délivrance tardive de l’attestation pôle emploi et du certificat de travail (Cass. soc., 22 mars 2017 n°16-12.930).
Ces décisions mettent fin à une jurisprudence contestable au regard des principes fondamentaux de la responsabilité civile et contraire à la décision du conseil constitutionnel qui a reconnu que celle-ci constituait «une exigence constitutionnelle posée par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont il résulte que tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer» (décision Cons. Constit. du 9 novembre 1999, n°99-419). Cette décision «constitutionnalise» en effet les règles de responsabilité civile qui nécessitent que soient établis l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre eux.
Auteurs
Béatrice Taillardat Pietri, adjoint du Responsable de la doctrine sociale
Louis Paoli, avocat, droit social
Abandon de la jurisprudence sur le préjudice nécessaire : la Cour de cassation confirme – Article paru dans Les Echos Business le 28 avril 2017
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