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Télétravail post-Covid : faut-il craindre le risque « établissement stable » ?

Télétravail post-Covid : faut-il craindre le risque « établissement stable » ?

En période de crise sanitaire liée au COVID, le télétravail généralisé a soulevé des questions en matière d’établissement stable lorsque des salariés ont été amenés à télétravailler d’un pays qui n’était pas celui de l’établissement de leur employeur. L’OCDE a alors publié des orientations afin d’encadrer cette période particulière. En période de retour à la normale post-COVID, la pérennisation du télétravail en France de salariés d’une entreprise établie à l’étranger et le retour à l’application stricte des règles fiscales internationales soulèvent des interrogations concernant le risque de caractérisation d’un établissement stable en France au sens des conventions fiscales.

En pratique, les circonstances dans lesquelles s’opère la sortie de l’état d’urgence sanitaire depuis le 2 juin dernier recouvrent des réalités de divers ordres, parmi lesquels la réduction/suppression de la contrainte exceptionnelle de santé publique s’imposant aux entreprises et à leurs salariés, la généralisation de la conclusion d’accords de télétravail au sein des groupes, le développement du télétravail pour tous les salariés quels que soient leurs fonctions et leur grade, la réduction des déplacements professionnels, ou encore la réorganisation du temps de travail et des locaux des entreprises, sont autant d’éléments de faits dont la réalisation concomitante pourrait soulever des questionnements en matière d’établissement stable.

L’analyse du risque établissement stable ci-après est réalisée sur le fondement de l’article 5 du Modèle OCDE de convention fiscale 2017[1], tel que modifié dans le cadre de la signature de la Convention multilatérale (« MLI ») le 7 juin 2017. Pour rappel, la France a adopté cette nouvelle définition conventionnelle sans réserve le 7 juin 2017, avec entrée en vigueur le 1er janvier 2019. Cette nouvelle définition s’appliquera sous réserve de réciprocité et en fonction des délais de ratification propres aux pays couverts par des conventions fiscales avec la France.[2]

  1. La caractérisation d’un établissement stable en application du droit conventionnel : le cas de l’installation fixe d’affaires

Une installation fixe d’affaires s’entend d’un local (peu important que la société en soit propriétaire ou locataire) présentant un caractère de fixité, soit un certain degré de permanence, et servant à l’exercice d’une activité se traduisant par un pouvoir effectif de l’employeur sur l’utilisation du local par son salarié.

L’OCDE a précisé dans ses commentaires sur l’article 5 que : « 18. […] lorsqu’un bureau à domicile est utilisé de manière continue pour l’exercice d’une activité d’entreprise et […] que l’entreprise a obligé la personne à utiliser les locaux concernés pour l’exercice d’une activité de l’entreprise (notamment en ne fournissant pas de bureau à un salarié alors que la nature même de l’emploi l’exige clairement), le bureau à domicile peut être considéré comme étant mis à la disposition de l’entreprise. […] 19. […] les activités exercées depuis un bureau à domicile n’auront souvent qu’un caractère auxiliaire […] »[3].

Aussi, à la lecture stricte des commentaires OCDE sur l’installation fixe d’affaires, la disposition d’un bureau à domicile par un salarié ne devrait pas permettre de qualifier une installation fixe d’affaires. Néanmoins, ces commentaires rédigés à une époque où le télétravail était peu répandu pourraient devoir être relativisés aujourd’hui au vu de la multiplication des accords de télétravail entre les entreprises et leurs salariés.

Ce faisant, les questions qui se posent à notre sens avec le plus d’acuité sont celles du caractère de fixité de l’installation et du contrôle effectif exercé par l’employeur. Sur le critère de fixité, la pérennisation du télétravail devrait accentuer le degré de permanence et de continuité du bureau à domicile. Néanmoins, la régularité n’est pas la permanence. Aussi, si le télétravail est admis pour un nombre réduit de jours dans le mois ou l’année, le critère de fixité pourrait ne pas être rempli. Quant à la question de savoir si le domicile du salarié peut être considéré comme un local mis à la disposition de l’employeur, c’est finalement une question très factuelle qui pourra être tranchée en fonction des faits et circonstances propres à la situation de chaque employé vis-à-vis de l’entreprise qui l’emploie.

Par ailleurs, l’OCDE précisait que les activités exercées depuis un bureau à domicile n’auront souvent qu’un caractère auxiliaire. Il conviendra pour l’entreprise d’être en mesure de le démontrer.

  1. La caractérisation d’un établissement stable en application du droit conventionnel : le cas de l’agent dépendant

La notion d’agent dépendant désigne l’agent qui agit dans un État contractant pour le compte d’une entreprise, et, ce faisant, conclut habituellement des contrats ou joue habituellement le rôle principal menant à la conclusion de contrats qui, de façon routinière, sont conclus sans modification importante par l’entreprise. Les contrats en cause sont ceux au nom de l’entreprise, ou pour le transfert de la propriété de biens, ou pour la concession du droit d’utiliser des biens, appartenant à cette entreprise ou que l’entreprise a le droit d’utiliser, ou pour la prestation de services par cette entreprise.

Les enjeux en la matière tiennent au rôle déterminant de l’agent dans la conclusion des contrats et au caractère habituel d’un tel engagement. Les commentaires de l’OCDE précisent notamment que « [dans] ce cas, les actions de la personne effectuées pour le compte de l’entreprise, puisqu’elles débouchent sur la conclusion de tels contrats et vont au-delà de la simple promotion ou publicité, suffisent pour conclure que l’entreprise participe à des activités d’entreprise dans l’État considéré. L’emploi de l’expression « établissement stable » dans ce contexte suppose, naturellement, que la conclusion de contrats par cette personne, ou de contrats résultant directement des actions de cette personne, a lieu de manière répétée et pas seulement dans des cas isolés »[4]. La richesse des commentaires sous l’article 5 du modèle OCDE de la convention tend à démontrer l’intérêt que présente ce sujet pour l’OCDE et les administrations fiscales.

Dans ces conditions, la pérennisation du télétravail en France pour des salariés ayant un poste avec des fonctions commerciales au sein d’une entreprise étrangère, pourrait présenter un risque de caractérisation d’un établissement stable en France. A nouveau, ce sont les circonstances particulières des faits de l’espèce qui permettront d’apprécier ce risque. Celui-ci devrait être écarté si l’accord de télétravail mis en place dans l’entreprise exclut la faculté de télétravailler pour les salariés exerçant des fonctions commerciales. Si cette faculté leur était toutefois accordée, le risque pourrait être réduit si, lorsqu’ils sont en télétravail, les salariés concernés s’astreignent à ne pas intervenir dans la conclusion de contrats de l’entreprise. La nature et l’étendue des fonctions, ainsi que le nombre de jours de télétravail accordés à ces salariés devraient alors être bien délimités.

  1. Le cas particulier des travailleurs transfrontaliers

L’analyse du risque d’établissement stable pour des travailleurs transfrontaliers devrait suivre les principes énoncés ci-dessus.

Toutefois, les circonstances sont un peu particulières dans la mesure où, dans le contexte transfrontalier, des accords amiables conclus avec certains Etats frontaliers admettent qu’un certain nombre de jours d’activité professionnelle puissent être réalisés hors du lieu habituel d’exercice au sein de l’entreprise. Les commentaires OCDE ajoutent que : « lorsqu’un travailleur transfrontalier exécute la majeure partie de ces tâches à partir de son domicile situé dans un État, et non à partir du bureau mis à sa disposition dans l’autre État, il conviendrait de ne pas considérer que son domicile est mis à la disposition de l’entreprise dans la mesure où ce n’est pas l’entreprise qui a exigé que le domicile soit utilisé pour l’exercice de ses activités[5] ». Ces éléments devraient conduire à réduire le risque de qualification d’établissement stable dans ce contexte précis, même s’il ne peut être totalement écarté.

***

Au vu des incertitudes liées à la nouveauté du contexte du télétravail, le recours à un rescrit sur le fondement de l’article L 80 B, 6° du livre des procédures fiscales pourrait, selon les entreprises concernées et leur situation, s’avérer utile pour permettre de confirmer l’absence d’établissement stable en France d’une société étrangère.

Article paru dans Option Finance le 08/11/2021

[1]   Commentaires de l’OCDE sur l’article 5 du modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune 2017 (ci-après « Commentaires OCDE »).

[2]   Il est à noter que la moitié des Etats signataires de la MLI ont notamment émis une réserve sur l’article 12 de la MLI relatif aux mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement par des accords de commissionnaire et autres stratégies similaires.

[3]   Commentaires OCDE, paragraphes 18 et 19.

[4]   Commentaires OCDE, paragraphe 83.

[5]   Commentaires OCDE, paragraphe 19.

Auteurs

Céline Pasquier, avocat senior en droit fiscal

Edouard Guillot, avocat en droit fiscal

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