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La décision Amazon Online, une première en matière de taxe sur les services numériques

La décision Amazon Online, une première en matière de taxe sur les services numériques

Par sa décision en date du 31 mars dernier, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur certains commentaires administratifs relatifs à la taxe sur les services numériques, et plus exactement à son champ d’application et son assiette taxable. S’il a confirmé la conformité à la loi de certains commentaires administratifs, il en a censuré d’autres. L’analyse ci-après se concentre sur les commentaires censurés qui ouvrent la voie à de possibles réclamations.

I. La taxe sur les services numériques : une taxe qui vise l’économie « contributive », à la territorialité complexe

La société Amazon Online France a demandé le 30 septembre 2021 l’abrogation de plusieurs paragraphes de la doctrine de l’administration fiscale française relative à la taxe sur les services numériques (« TSN ») concernant le champ d’application de la TSN, et notamment la définition des services taxables et la territorialité de la taxe, ainsi qu’au calcul de la taxe à acquitter. En l’absence de réponse de l’administration fiscale, la société a formé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat contre la décision implicite de rejet de sa demande d’abrogation. Seule le recours pour excès de pouvoir contre le refus du ministre de procéder à l’abrogation de la version de ces commentaires publiés le 8 avril 2021 est jugé recevable[1]. Le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le sujet le 31 mars dernier[2].

La TSN a été introduite aux articles 299 et suivants du code général des impôts (« CGI ») par la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019. Elle vise l’économie « contributive », soit la contribution des utilisateurs à la création de valeur dans les modèles d’affaires de l’économie numérique. Cette taxe a en principe une durée de vie limitée puisqu’elle devrait disparaître avec la mise en œuvre du Pilier 2 qui vise à introduire au niveau international une imposition minimale au taux de 15%[3].

Les entreprises taxables sont toutes les sociétés quel que soit leur lieu d’établissement, dont le chiffre d’affaires afférent aux services taxables au niveau mondial est supérieur à 750 M € et le chiffre d’affaires afférent aux services taxables fournis en France supérieur à 25 M € (les seuils s’apprécient au niveau du groupe). Les services taxables sont les services d’intermédiation et les services de placement de messages publicitaires ciblés. En sont exclus les services entre entreprises appartenant au même groupe, ou la fourniture à titre principal de contenu numérique.

En termes de territorialité, les règles varient selon la nature des services. Pour les ventes de données générées ou collectées à l’occasion de la consultation d’une interface notamment, ces services sont considérés comme fournis en France dès lors que l’utilisateur a consulté l’interface depuis la France, et l’utilisateur est localisé en France s’il consulte l’interface au moyen d’un terminal situé en France.

La taxe est assise sur le montant hors TVA des encaissements fournis au cours d’une année civile en contrepartie de services fournis en France en multipliant la totalité des encaissements au cours d’une année civile en contrepartie de services taxables par le pourcentage représentatif de la part de ces services rattachés à la France évaluée lors de la même année (« coefficient de présence nationale »).

La TSN est commentée dans la doctrine administrative (BOFIP) au BOI-TCA-TSN, dont la première publication, en date du 16 octobre 2019, a été complétée les 23 et 30 mars 2020, et mise à jour le 8 avril 2021. Dans sa décision du 31 mars 2022, le Conseil d’Etat juge que la décision implicite qui a refusé d’abroger certains des paragraphes du BOFIP est annulée, et enjoint qu’il soit prononcé l’abrogation de ces commentaires dans un délai de deux mois.

II. Les commentaires abrogés par le Conseil d’Etat

  1. Les services fournis entre entreprises liées

L’article 299, II, dernier alinéa du CGI prévoit que les services fournis entre entreprises appartenant à un même groupe sont exclus du champ des services soumis à la TSN. Le BOI-TCA-TSN-10-10-10 n°80   énonce que les services proposés par une société à une autre société du même groupe ne peuvent bénéficier de cette exclusion lorsque ces services sont également fournis à des entreprises tierces. Amazon soutenait que ce paragraphe méconnaissait les dispositions de l’article 299 CGI en tant qu’il subordonnait cette exclusion à une condition non prévue par la loi.

Le Conseil d’Etat juge que ce faisant les commentaires administratifs attaqués ajoutent à la loi, alors qu’ils ont pour seul objet de l’éclairer.

  1. Les jeux multi-joueurs en ligne

L’article 299, II, 1° du CGI exclut du champ des services soumis à la TSN les services de fourniture de contenu numérique à titre principal. Les 5e et 6e alinéas du paragraphe n° 170 du BOI-TCA-TSN-10-10-20 énoncent que les jeux qui permettent à plusieurs joueurs de jouer en ligne n’entrent pas en principe dans le champ de cette exclusion, sauf si cette interaction est minime ou que le principal objet du jeu est la progression d’un joueur en solitaire. Amazon soutenait que ce paragraphe méconnaissait les dispositions de l’article 299 du CGI en tant que la seule fourniture de jeux multi-joueurs ne permet pas de bénéficier de l’exclusion du champ des services soumis à la TSN applicable à la fourniture de contenu numérique.

Le Conseil d’Etat juge que les commentaires administratifs attaqués ajoutent à la loi qu’ils ont pour seul objet d’éclairer en restreignant le bénéfice de l’exclusion des services taxables aux seuls jeux proposant des interactions minimes entre les joueurs ou ayant pour principale fonctionnalité le jeu en solitaire, indépendamment du contenu numérique qu’ils proposent.

  1. Les opérations économiques indépendantes

L’article 299 bis, I, 3° du CGI exclut de la base de calcul de l’assiette de la TSN les encaissements correspondant à des opérations économiques indépendantes (au sens de l’article 257 ter du CGI) de l’accès à une interface numérique ou de son utilisation. Le BOFIP est attaqué sur deux paragraphes.

Les 5e, 6e, et 7e alinéas du paragraphe n° 140 du BOI-TCA-TSN-20 énoncent que ne peuvent être considérées comme indépendantes de l’accès ou de l’utilisation de l’interface les prestations dont l’acquisition permet de bénéficier de fonctionnalités additionnelles ou améliorées, ou encore d’avantages commerciaux. En particulier, lorsqu’un exploitant d’une place de marché propose aux vendeurs des services logistiques revêtant un caractère optionnel et en concurrence avec d’autres entreprises, mais qui leur permettent de bénéficier de conditions tarifaires plus avantageuses dans l’utilisation de cette place de marché, ces prestations ne sont pas, sur le plan économique, indépendantes de l’accès à la place de marché ou de son utilisation. Amazon soutenait que ce paragraphe méconnaissait les dispositions de l’article 299 bis du CGI en tant que la rédaction du BOFIP ne permettait pas de considérer comme indépendantes de l’accès ou de l’utilisation de l’interface numérique les prestations permettant de bénéficier de fonctionnalités additionnelles ou améliorées ou encore d’avantages commerciaux dans l’utilisation de l’interface numérique. Le Conseil d’Etat juge que l’existence d’une offre promotionnelle conjointe ne saurait caractériser, à elle seule, l’existence de prestations associées ou indispensables au sens de la loi, de sorte que les commentaires administratifs ajoutent à la loi.

Le 3e alinéa du paragraphe n° 150 du BOI-TCA-TSN-20 énonce que, lorsque l’exploitant d’une place de marche commercialise, pour un prix forfaitaire, une offre donnant, pendant une période déterminée, accès à un service de fourniture de contenus numériques ainsi qu’un accès privilégié à la place de marché, cette offre ne peut être artificiellement décomposée. Amazon soutenait que ce paragraphe méconnaissait les dispositions de l’article 299 bis CGI en tant qu’il prévoit le caractère taxable de l’intégralité des sommes versées en contrepartie d’une offre commerciale dès lors qu’elle est constituée de plusieurs éléments pour un prix forfaitaire, sans pouvoir démontrer qu’il en est autrement. Le Conseil d’Etat juge que l’existence d’une offre commerciale conjointe ne saurait faire obstacle, à elle seule, à ce que les prestations qu’elle rassemble puissent être considérées comme indépendantes au sens des dispositions de l’article 257 ter du code général des impôts, de sorte que les commentaires attaqués méconnaissent la loi qu’ils ont pour objet d’éclairer.

Le 18 mai dernier, l’administration fiscale a modifié ses commentaires et publié une nouvelle version du BOFIP destinée à tenir compte du contenu de la décision rendue par le Conseil d’Etat. Cette décision dont a pris acte l’administration ouvre désormais une voie de réclamation pour les entreprises qui auraient acquitté la TSN sur la base des paragraphes abrogés.

[1]   Le recours pour excès de pouvoir couvrait également les commentaires administratifs dans leurs versions en date des 23 et 30 mars 2020. Ce recours a été jugé irrecevable.

[2]   Conseil d’Etat n°461058, Amazon Online, 31 mars 2022, conclusions de Karin Ciavaldini.

[3]   La mise en œuvre de cette réforme initialement prévue dès 2023 devrait être repoussée.

Article paru dans Option Finance le 09/06/2022

Auteurs

Edouard Milhac, avocat associé en droit fiscal

Céline Pasquier, avocat en droit fiscal