Pratiques anticoncurrentielles : première condamnation de l’Union européenne pour durée excessive de la procédure
Pour la première fois en matière de concurrence, le Tribunal de l’Union européenne vient de juger et d’accueillir une demande d’indemnisation pour durée excessive de la procédure, présentée par deux entreprises qui avaient été sanctionnées à raison de leur participation à une entente (Arrêt du 10 janvier 2017, aff. T-577/14).
Si la Charte des droits fondamentaux de l’Union reconnaît aux parties le droit à voir leur affaire jugée dans un délai raisonnable, le non-respect d’un délai de jugement raisonnable ne peut conduire à l’annulation de la décision attaquée qu’en cas d’incidence de la durée excessive de la procédure sur la solution du litige (atteinte aux droits de la défense). Lorsque tel n’est pas le cas, les entreprises concernées ne peuvent pas pour autant obtenir une réduction du montant de l’amende infligée afin de tenir compte des conséquences financières ayant pu résulter pour elles de cette durée excessive. La seule solution admise aujourd’hui par la CJUE est l’exercice d’un recours en indemnité porté devant le Tribunal, un tel recours constituant selon elle un remède effectif et d’application générale pour sanctionner le dépassement du délai raisonnable (Arrêt du 26 novembre 2013, aff. C-40/12 P).
En l’espèce, le TUE saisi par les entreprises sanctionnées a estimé que les trois conditions cumulatives de mise en cause de la responsabilité non contractuelle de l’Union européenne étaient bien remplies :
- illégalité du comportement : la durée de la procédure (5 ans et 9 mois) ne pouvait être justifiée par aucune des circonstances propres à l’affaire (degré de complexité factuelle, juridique ou procédurale du dossier et comportement des parties). Le TUE a admis, alors qu’une durée de 26 mois entre la fin de la phase écrite de la procédure et l’ouverture de la phase orale aurait été appropriée pour traiter cette affaire, qu’une durée de 46 mois avait séparé ces deux phases laissant apparaître une période d’inactivité injustifiée de 20 mois ;
- préjudice subi : l’une des deux entreprises avait subi un préjudice matériel réel et certain, estimé à 47 000 euros, ayant résulté des pertes subies, au cours de la période d’inactivité du TUE, en raison des frais qu’elle avait dû payer au titre de la garantie bancaire constituée au profit de la Commission dans l’attente du paiement de l’amende ;
- lien de causalité : le manquement du TUE était à l’origine de ce préjudice. En effet, si la procédure n’avait pas dépassé le délai raisonnable, l’entreprise n’aurait pas dû s’acquitter des frais de garantie bancaire au cours de la période correspondant à ce dépassement.
Le TUE a par ailleurs admis que la méconnaissance du délai raisonnable de jugement avait été de nature à plonger les deux requérantes dans une situation d’incertitude qui avait dépassé celle habituellement provoquée par une procédure juridictionnelle. Or, cet état d’incertitude avait nécessairement exercé une influence sur la planification des décisions à prendre et sur la gestion de ces sociétés et avait donc été constitutif d’un préjudice immatériel qui devait être indemnisé.
Mais alors que les deux entreprises prétendaient que leur préjudice devait être évalué à 500 000 euros minimum, le TUE, se fondant sur la nécessité de faire respecter les règles de concurrence du droit de l’Union, a estimé qu’une indemnité de 5000 euros accordée à chacune d’elles constituait une « réparation adéquate » du préjudice immatériel subi en raison de l’état d’incertitude prolongée dans lequel elles s’étaient trouvées. Selon lui, compte tenu de son niveau, l’octroi de l’indemnité demandée par les requérantes en réparation de leur préjudice aboutirait, dans les faits, à remettre en cause le montant de l’amende infligée, bien qu’il n’ait pas été établi que la méconnaissance du délai raisonnable de jugement ait exercé une influence sur le montant de cette amende.
Il est permis de s’étonner de la mise à l’écart ainsi opérée par le juge européen du principe de la réparation intégrale du préjudice au nom d’une supposée prééminence des règles de concurrence sur la responsabilité non-contractuelle des institutions européennes.
En définitive, avec cette première décision, pas vraiment de quoi inciter les entreprises à exercer une action en indemnité ni les institutions à respecter les obligations qui leur incombent.
Auteur
Elisabeth Flaicher-Maneval, avocat Counsel au sein du département de doctrine juridique, CMS Bureau Francis Lefebvre Paris