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Le droit du travail face à l’économie collaborative

Le droit du travail face à l’économie collaborative

L’économie collaborative suscite de grands espoirs (relance de l’économie, création d’emplois, etc.). Cela étant, elle s’accompagne également de nombreuses controverses, notamment relatives à l’application du droit du travail à ses acteurs.

L’économie collaborative est devenue quasi-incontournable. Airbnb, BlaBlaCar, La Ruche qui dit Oui, Uber… sont autant d’exemples fameux de plateformes collaboratives dans les secteurs les plus divers (locations de vacances, covoiturage, commerces de produits fermiers, etc.).

Qu’est-ce que l’économie collaborative ?

Couvrant aussi bien la production, le financement (crowdfunding) que la consommation, l’économie collaborative peut être entendue comme un système de transactions entre individus, par l’intermédiaire d’une plateforme en ligne qui perçoit une commission lors des transactions effectuées. Elle représentait dans le monde environ 14 milliards de dollars en 2014 et elle pourrait atteindre 335 milliards de dollars d’ici à 2025 (Rapport PwC, «The Sharing Economy», novembre 2014).

S’y retrouvent une myriade de jeunes startups intéressées par de nouvelles opportunités en termes d’innovation et de croissance mais également de grandes entreprises «établies», à l’instar de Castorama ou d’Ikéa, qui veulent anticiper l’évolution de cette économie pour ne pas être «uberisées».

Cela étant, le développement de cette économie suscite à ce jour de vives controverses. Comme le résume Monsieur le député Pascal Terrasse, actuellement chargé par le Gouvernement d’une mission sur le sujet et dont le rapport devrait être rendu dans les prochaines semaines : «les syndicats s’indignent d’une éventuelle précarisation du travail ; les entreprises dénoncent une concurrence déloyale ; les usagers se méfient des risques et doutent de la confiance placée dans ce nouveau modèle ; l’Etat y voit une source de rentrées fiscales qui lui échappe ainsi qu’une opportunité économique à ne pas négliger» (P. Terrasse «L’économie du partage ou les visages de Janus», Les Echos du 13 octobre 2015).

Dans ce cadre, la question du statut des acteurs de cette économie se pose avec acuité.

Quel(s) statut(s) pour les acteurs de l’économie collaborative ?

  • L’illusion d’un «vide juridique»

A ce jour, il apparaît que de nombreux intervenants considèrent ne pas exercer une activité professionnelle impliquant l’application d’un statut particulier, et ce en prétextant parfois un «vide juridique» qui entourerait l’économie collaborative. Leur activité s’exerce donc à l’écart des prélèvements fiscaux et sociaux, comme des règles du droit du travail.

C’est principalement cette situation qui fait craindre une «précarisation du travail», aux dépens des «prestataires», mais aussi des professionnels que ces entreprises collaboratives viennent concurrencer sans avoir à respecter les mêmes règles.

Or, contrairement à ce qui est fréquemment affirmé, il n’existe pas de «vide juridique»: les acteurs de l’économie collaborative s’inscrivent nécessairement dans l’une des catégories existantes du droit en vigueur (lequel peut évoluer) – en vue de l’application d’un statut.

  • Le statut des acteurs de l’économie collaborative n’est pas prédéterminé et peut être très varié.

Les acteurs de l’économie collaborative peuvent notamment avoir la qualité de travailleurs indépendants (auto-entrepreneurs, par exemple) ou de salariés.

Ce statut va dépendre –au cas par cas– de la nature de l’activité en question et des conditions effectives de son exercice (peu important les clauses contractuelles ou la volonté affichée par les parties).

Cela étant, il est vrai que la détermination de ce statut ne va pas forcément de soi dès lors que l’économie collaborative peut impliquer des prestations très ponctuelles et/ou à la frontière entre travail indépendant et travail salarié.

La particularité du schéma de l’économie collaborative réside en effet dans la relation triangulaire spécifique qu’elle peut instituer : un individu propose et effectue une prestation rémunérée, pour le compte d’un consommateur, par l’intermédiaire d’une plateforme. Dans ce cadre, le rôle d’intermédiaire de la plateforme peut être variable : dans certains cas, la plateforme se contente d’une mise en relation de deux particuliers ; dans d’autres, elle facture directement à l’utilisateur le coût de la prestation et tend à «standardiser» les conditions de son exécution (via par exemple une formation des «prestataires», des recommandations de port d’un costume, etc.). Cela n’est, bien sûr, pas neutre – en vue de la détermination du statut applicable.

Ainsi, il est primordial pour l’entreprise qui gère la plateforme collaborative de définir son positionnement et d’identifier les risques inhérents à l’organisation des activités de ses «prestataires». Dans le pire scénario, la plateforme collaborative peut s’exposer à des risques lourds de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail, avec les rappels de salaires et indemnités afférents, mais aussi des risques URSSAF et pénaux pour travail dissimulé.

Compte tenu de ces enjeux, il est essentiel de vérifier en particulier l’éventuelle réunion des conditions d’application du droit du travail salarié.

  • L’attraction du statut de salarié

En cas de litige relatif à la question de l’application du droit du travail, les juges éventuellement saisis décident de la qualification de l’activité en question, au cas par cas, au regard d’un faisceau d’indices. Trois éléments sont alors déterminants de l’application du droit du travail :

– L’existence d’un travail :

Cette première condition (souvent oubliée mais pourtant primordiale) permet d’écarter l’application du droit du travail dans les cas où la prestation ne porte que sur la simple mise à disposition de biens, et aussi dans ceux qui ne donnent pas lieu à un véritable «travail».

A titre d’exemple, n’a pas été considéré comme un «travail salarié» le simple service occasionnellement rendu par des «indicateurs d’affaires» en vue de faciliter la conclusion de contrats commerciaux (not. Cass. Soc. 29 mars 1990).

Toutefois, force est de constater que la notion de «travail» n’est pas définie expressément par le droit et que la jurisprudence a tendance à concevoir très largement cette notion (voir notamment Cass. Soc. 3 juin 2009 Ile de la tentation et le communiqué afférent de la Cour de cassation suivant lequel «(une) activité, quelle qu’elle soit, peu important qu’elle soit ludique ou exempte de pénibilité, est une prestation de travail soumise au droit du travail» dès lors qu’elle est exécutée dans un lien de subordination), ce qui pourrait réserver d’éventuelles nouvelles surprises à l’avenir.

– Une rémunération en contrepartie de ce travail :

c’est sur ce terrain que s’organise la spécificité du covoiturage ; sa licéité suppose en effet notamment qu’il soit bénévole ou que l’argent versé par les personnes transportées corresponde seulement à un partage des frais induits par l’utilisation du véhicule.

– L’existence d’un lien de subordination :

Ce critère décisif n’a pas été défini par la loi mais par la jurisprudence. Selon celle-ci, la subordination est caractérisée par «l’exécution du travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné» – étant relevé que le travail au sein d’un service organisé constitue un simple indice de la subordination quand l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail. (Cass. Soc. 13 novembre 1996).

Cette approche est désormais commune au droit du travail et au droit de la Sécurité sociale.

L’existence d’un tel lien de subordination juridique (et non pas économique) dépendra essentiellement des conditions d’encadrement par la plateforme collaborative des conditions d’exercice de la prestation.

Cette problématique n’est pas spécifique au droit français. Elle peut en effet être rapprochée de la question qui est actuellement posée en Californie suite à une décision de première instance du 16 juin 2015 ayant reconnu à une conductrice de l’entreprise Uber la qualité de salariée en lieu et place de celle de travailleur indépendant.

Autrement dit, il apparaît que l’économie collaborative fait ressurgir des problématiques classiques du travail indépendant confronté à l’attraction du statut de salarié. Cela étant, l’originalité des pratiques résultant de cette économie appelle de nouvelles réflexions.

Perspectives d’évolution

Le droit actuel permet d’appréhender l’activité de certaines entreprises collaboratives suivant la méthode classique du faisceau d’indices précitée. Mais, cette situation peut induire –par définition- des solutions incertaines, au cas par cas.

Par ailleurs, si le droit du travail peut d’ores et déjà offrir à certaines entreprises collaboratives des outils opportuns (comme, par exemple, le recours au télétravail, voire à des formes spécifiques d’emploi telles que le portage salarial), l’avenir de l’économie collaborative ne saurait y être entièrement soluble, compte tenu de son originalité.

Tirant argument de ces constats et de la nécessité d’inventer un «nouveau modèle » permettant de «protéger sans entraver» (P. Terrasse, article précité), différentes propositions d’évolution du droit ont vu le jour pour sécuriser les pratiques des entreprises de l’économie collaborative. A ce stade, il est notamment proposé de créer un statut ad hoc du travailleur collaboratif, ou de réactualiser la jurisprudence relative à la qualification de salarié, par une appréciation plus économique que juridique (Rapport Mettling «Transformation numérique et vie du travail», septembre 2015).

Une piste intéressante pourrait également consister à passer d’un droit du travail à un droit de l’activité professionnelle, composé d’un socle de droits communs à tous les travailleurs, complété par des droits complémentaires propres en fonction de leur degré d’autonomie (J.Barthélémy in «Civilisation du savoir et statut du travailleur», novembre 2015).

Certes, la réflexion n’en est qu’à son commencement. L’avenir dira quelle orientation sera finalement choisie. Mais en tout état de cause, il semble bien que l’économie collaborative soit en passe de devenir l’une des nouvelles lignes de front des mutations du droit du travail.

 

Auteurs

Nicolas de Sevin, avocat associé en droit social.

Benoît Masnou, avocat en droit social.

 

Le droit du travail face à l’économie collaborative – Article paru dans les Echos Business le 27 janvier 2016
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