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Intelligence artificielle : le forçage de la consultation du CSE

Intelligence artificielle : le forçage de la consultation du CSE

Les tribunaux judiciaires, l’un après l’autre, sont saisis par voie de référé de demandes de comités économiques et sociaux prétendant devoir être consultés sur des projets de déploiement d’outils mobilisant l’intelligence artificielle.

 

Les premiers jugements favorables à la consultation des CSE

 

Le tribunal judiciaire de Nanterre y a répondu favorablement, le 14 février 2025, alors que les dispositifs étaient encore en phase pilote, considérant que, dans la mesure où certains d’entre eux étaient déployés depuis plusieurs mois, le projet avait dépassé le stade d’une simple expérimentation préalable à la présentation d’un projet abouti et devait être regardé comme une première mise en œuvre des applicatifs justifiant la consultation du comité (TJ Nanterre, ord. réf., 14 février 2025, n°24/01457) (1).

 

Le tribunal judiciaire de Créteil a également suivi les prétentions d’un CSE réclamant d’être consulté sur le projet d’un groupe de presse de mettre en œuvre des applications d’intelligence artificielle générative et a ordonné, le 15 juillet 2025, la suspension de l’utilisation des outils d’intelligence artificielle jusqu’à la clôture du processus de consultation de l’instance.

 

Le juge des référés en a justifié par la considération qu’il « n’est pas sérieusement contestable que l’intelligence artificielle est une technologie nouvelle dont le déploiement dans le secteur de la presse est susceptible d’affecter les conditions de travail [des] salariés » (TJ Créteil, ord. réf., 15 juillet 2025, n°25/00851) (2).

 

L’approche nuancée du tribunal judiciaire de Paris

 

C’est à présent le tribunal judiciaire de Paris qui était appelé à se prononcer à propos de la mise en service par la société France Télévision de deux outils : l’un était une seconde version d’un agent conversationnel RH déjà en place depuis trois ans ; l’autre une plateforme sécurisée permettant l’accès à des outils d’intelligence artificielle générative ainsi que la création d’un assistant personnalisé qui devait être déployée auprès de l’ensemble des salariés alors qu’elle était, depuis le second semestre 2024, mise à la disposition de 800 d’entre eux (TJ Paris, ord. réf., 2 septembre 2025, n°25/53278).

 

En ce qui concerne le premier outil, le juge des référés a relevé que la nouvelle version de l’agent conversationnel reprenait la même technologie et ne faisait qu’améliorer la capacité d’apprentissage et ajouter de nouveaux thèmes pour en déduire, avec justesse, que, en l’absence de modification de la technologie utilisée ou d’un ajout de fonctionnalités susceptibles d’impacter la situation des travailleurs, il n’y avait pas matière à une nouvelle consultation alors que le CSE avait été consulté lors de la mise en place de la première version.

 

L’analyse est pertinente et intéresse, de manière générale, les nombreuses situations dans lesquelles un système est implémenté dans un dispositif préexistant pour en améliorer les résultats ou en optimiser la performance. La consultation du CSE ne s’impose pas, en principe, tant qu’il n’est pas établi que le dispositif préexistant a été substantiellement modifié.

 

La directive 2024/2831 du 23 octobre 2024 relative au travail via une plateforme peut être à cet égard inspirante en ce qu’elle soumet à la consultation des représentants du personnel l’introduction de systèmes de surveillance ou de prise de décisions automatisés ainsi que les modifications substantielles dans l’utilisation de ces systèmes (article 13, §2).

 

La décision rendue est en revanche juridiquement plus discutable au sujet de l’autre technologie, considérée constituer une nouvelle technologie dont l’introduction devait être précédée de la consultation du CSE.

 

Bien que reconnaissant que son impact sur la situation des salariés ne soit pas encore connu à ce stade, le juge a justifié la consultation par l’existence d’un impact potentiel sur l’organisation du travail et par le fait que le déploiement de la technologie concernait l’ensemble des salariés. Cette position interroge et appelle deux séries d’observations.

 

La première porte sur la base juridique de la consultation, à savoir l’introduction de nouvelles technologies, et sur ses conditions d’application.

 

Le tribunal a énoncé, à cet endroit, que les dispositions de l’article L.2312-8 du Code du travail issues de l’ordonnance du 22 septembre 2017 en font un cas d’ouverture à consultation sans l’associer à une modification des conditions de travail ni exiger un impact sur des aspects ciblés de la relation de travail, l’effet de la technologie sur la situation des travailleurs suffisant.

 

Il est exact, à ce sujet, que la consultation sur l’introduction de nouvelles technologies n’est plus canalisée comme elle l’était avant 2017, à une époque où elle se dédoublait : le comité d’entreprise était consulté sur les conséquences sur l’emploi, la qualification, la rémunération, la formation ou les conditions de travail tandis que le CHSCT devait l’être sur les conséquences sur la santé et la sécurité des travailleurs.

 

Formellement, la consultation n’a donc plus à être orientée sur des effets spécifiques de la technologie mise en place, ce qui ne signifie pas qu’elle soit ouverte sans condition.

 

En supprimant la référence à des aspects particuliers de la relation de travail répartissant les compétences entre le comité d’entreprise et le CHSCT, l’ordonnance du 22 septembre 2017, qui a réuni ces deux instances, a en réalité rendu possible d’établir des effets de la technologie sur l’un ou l’autre d’entre eux pour donner compétence au nouveau CSE.

 

Il est donc toujours nécessaire d’expliciter les répercussions de l’utilisation de l’intelligence artificielle sur la situation concrète des salariés (conditions de travail, santé mentale, formation, etc.).

 

Sans doute n’y a-t-il pas lieu d’établir l’effectivité du trouble ou du changement qui serait apporté. Seul le risque doit être caractérisé. Mais encore faut-il circonstancier objectivement la réalité d’un risque prévisible sans attendre, pour cela, la réalisation d’une expertise. L’expertise est en aval et ne peut servir à justifier rétrospectivement l’engagement « en aveugle » de la consultation.

 

De ce point de vue, la décision du tribunal judiciaire de Paris est insatisfaisante en ordonnant la consultation du CSE sur la base d’une simple suspicion de risque.

 

Le juge des référés le reconnaît lui-même : l’impact du déploiement de la plateforme sur la situation des travailleurs « n’est pas précisément connu à ce stade ». Mais il estime pouvoir se contenter d’impacts potentiels de la technologie, « notamment sur l’organisation du travail des salariés ».

 

L’analyse est ici juridiquement défaillante, d’autant plus que la plateforme en cause était mise à disposition d’une partie des salariés plusieurs mois avant que le CSE n’exige d’être consulté, ce qui laissait le temps d’identifier d’éventuels impacts sur la situation de ces salariés.

 

La portée et les limites de la consultation a posteriori

 

Cela amène à la seconde série d’observations, relatives à l’intervention dans le temps de la consultation.

 

Lorsque, comme en l’espèce, la technologie a déjà été mise en œuvre sans que le CSE ait été consulté, ni qu’il ait demandé à l’être, la question se pose de savoir s’il peut encore être consulté a posteriori et jusqu’à quand il peut prétendre l’être.

 

En principe, une fois le projet réalisé, la consultation dont celui-ci aurait pu être l’objet n’a plus de raison d’être en l’absence d’effet utile. Mais ce qui est évident lorsqu’un commencement d’exécution présente un caractère irréversible ou difficilement réversible, comme un projet de déménagement, l’est moins s’agissant du déploiement d’outils d’intelligence artificielle dont la poursuite peut être stoppée. La suspension n’en a pas moins toujours un coût qu’il faut mettre en balance avec l’effet utile de la consultation.

 

Au cas présent, il a été constaté que l’outil était utilisé depuis le second trimestre 2024 par près de 800 salariés et que c’est après avoir été informé, en février 2025, de sa mise à disposition auprès de tous les salariés que le CSE a exigé d’être consulté.

 

La société avait procédé à une simple information parce qu’elle estimait n’y avoir pas lieu à consultation en l’absence d’impact sur les conditions de travail et d’emploi des salariés.

 

Il reste que, pour justifier dans ce contexte une consultation tardive, le juge des référés s’est appuyé sur le fait que l’ensemble des salariés étaient désormais concernés et a expressément noté que la suspension du déploiement de l’outil était une sanction adéquate « en ce que la décision définitive pourra s’enrichir de l’avis préalable des représentants du personnel ».

 

Sans pouvoir sonder la pertinence, en fait, de cette appréciation, elle reflète bien un impératif général : la suspension du déploiement en cours de la technologie le temps de procéder à la consultation ne se conçoit juridiquement qui si celle-ci a encore un effet utile, c’est-à-dire si l’entreprise est en mesure de prendre en considération l’avis rendu et, le cas échéant, les propositions qui l’accompagnent et de corriger au besoin les modalités d’application du dispositif.

 

C’est un impératif pour le juge qui doit s’en assurer afin de ne pas pénaliser les entreprises par des consultations rétrospectives dont elles ont pu légitimement considérer, dans une période où les effets de l’intelligence artificielle sont encore fuyants, qu’elle ne s’imposait pas.

 

 

AUTEUR

Professeur Grégoire Loiseau, responsable de la Doctrine sociale, CMS Francis Lefebvre Avocats

 

 

(1) Quand le CSE stoppe le déploiement de l’IA (Caroline FROGER-MICHON)

 (2) L’IA suspendue : le juge exige la consultation du CSE avant tout déploiement (Caroline FROGER-MICHON et Violaine GOUX)

 

Conférence à venir
 

Introduction de l’IA en entreprise : décrypter et maîtriser les enjeux juridiques (Jeudi 9 octobre 2025 – 09h30 – 12h30)