Image Image Image Image Image Image Image Image Image Image
Scroll to top

Haut

Le traitement fiscal des dividendes versés à des sociétés européennes : point d’étape

Le traitement fiscal des dividendes versés à des sociétés européennes : point d’étape

L’exonération de retenue à la source applicable en cas de distribution de dividendes à une société mère européenne est au cœur de plusieurs affaires soumises au Conseil d’Etat et à la Cour de justice.


Dans sa version antérieure à la loi de finances rectificative pour 2015, l’article 119 ter du CGI prévoyait que les dividendes versés par une société française à une société établie dans l’Union européenne détenant 10% au moins de son capital étaient exonérés de retenue à la source sous certaines conditions. Le 3 de l’article 119 ter prévoyait cependant que l’exonération de retenue à la source ne s’applique pas « lorsque les dividendes distribués bénéficient à une personne morale contrôlée directement ou indirectement par un ou plusieurs résidents d’Etats qui ne sont pas membres de l’Union, sauf si cette personne morale justifie que la chaîne de participations n’a pas comme objet principal ou comme un de ses objets principaux de tirer avantage des dispositions du 1 [c’est-à-dire de l’exonération de retenue à la source] ».

La mise en œuvre pratique de ce texte soulève de nombreuses difficultés. La première tient au flou des termes auxquels recourt le texte : une décision récente (CE, 23 novembre 2016, n°383838, Eurotrade Juice, commentée ci-dessous) apporte un éclairage qui, sans dissiper l’ambiguïté du texte, permet du moins d’en cerner un peu mieux les modalités d’application.

La seconde tient à la compatibilité incertaine de ce texte avec le droit de l’Union européenne. On se souvient à cet égard que dans des décisions du 30 décembre 2015 (n°374836 et 374841, Sociétés Holcim France et Enka), le Conseil d’Etat avait renvoyé à la Cour de justice une question préjudicielle en vue de trancher ce point. Or, dans des conclusions présentées le 19 janvier 2017 dans cette affaire (C-6/16), l’Avocat général à la CJUE Mme Kokott conclut que l’article 119 ter du CGI, dans sa version applicable en 2005 et 2006, viole tout à la fois la directive 90/435/CEE (ci-après « la directive ») et la liberté d’établissement. Nous commentons ci-après ces décisions et conclusions.

I. L’affaire Eurotrade Juice

Une personne physique ayant son domicile fiscal en Uruguay détient l’intégralité du capital d’une société française avant d’acquérir, le 18 juin 2008, les titres d’une société luxembourgeoise. Le 27 juin suivant, les titres de la société française sont apportés à la société luxembourgeoise. Le 30 juin, des dividendes sont versés par la société française à la société luxembourgeoise sans qu’aucune retenue à la source soit acquittée.

L’administration fiscale a considéré que les conditions de l’exonération de retenue à la source sur la distribution du 30 juin 2008 n’étaient pas remplies. La société luxembourgeoise étant détenue par un résident d’un Etat tiers à l’Union européenne, le service a estimé qu’elle devait rapporter la preuve prévue par le 3 de l’article 119 ter du CGI, mais qu’elle n’était parvenue à démontrer que la chaîne de participations n’avait pas comme objet principal ou comme un de ses objets principaux de tirer avantage de l’exonération de retenue à la source.

Le raisonnement de l’administration a été suivi par la Cour administrative d’appel de Versailles dont l’arrêt est en tous points confirmé par le Conseil d’Etat. La Cour a ainsi relevé (en résumé) que la preuve n’était pas rapportée que la société luxembourgeoise répondrait principalement à un objectif de gestion patrimoniale des actifs du résident uruguayen ou qu’elle exerçait une activité économique réelle, ce dont elle a déduit que l’on était en présence d’un montage présentant un caractère artificiel. On observe ainsi qu’au titre des critères retenus pour apprécier l’abus de l’exonération de retenue à la source, l’objectif de la création de la holding et la substance économique de celle-ci ont été considérés comme des motifs pertinents pour la mise en œuvre du texte.

Il est également instructif de constater que le Conseil d’Etat a refusé de faire jouer le taux réduit de retenue à la source prévu par la convention franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958, alors pourtant que l’article 8 de cette convention relatif aux dividendes ne contenait pas de clause de bénéficiaire effectif. La solution, qui permet d’appliquer le test du « bénéficiaire effectif » en l’absence de clause conventionnelle, rappelle celle de la décision « Diebold Courtage » où le Conseil d’Etat avait déjà raisonné de la même manière dans une affaire où était en cause une redevance de source française versée à une société en commandite néerlandaise (CE, 13 octobre 1999, n°191191). Le Conseil d’Etat avait alors fait une interprétation constructive des termes « redevances payées à » pour y lire une sorte de clause implicite de bénéficiaire effectif. La décision Eurotrade Juice confirme ainsi que la solution héritée de l’arrêt « Diebold Courtage » présente un caractère général et s’étend au-delà des redevances pour toucher, non seulement les dividendes (« payés à » une personne), mais également tous les types de revenus visés par les conventions fiscales.

II. L’incompatibilité de l’article 119 ter du CGI avec le droit de l’Union européenne

Voici en résumé le raisonnement suivi par l’Avocat général Kokott dans l’affaire « Holcim France » où l’on rappelle qu’une société française avait distribué des dividendes à une société mère et actionnaire unique luxembourgeoise (Enka) dont le siège était situé au Luxembourg, cette société étant elle-même presqu’entièrement détenue par une société établie à Chypre, elle-même contrôlée par une société dont le siège est situé en Suisse. Le litige portait sur le refus, par l’administration, de l’exonération de retenue à la source sur la distribution à la société luxembourgeoise en application de l’article 119 ter.

La non-conformité avec la directive

Selon Mme Kokott, l’article 119 ter du CGI contrevient à la directive à plusieurs titres. En premier lieu, en vertu de l’article 119 ter, paragraphe 3, du CGI, le simple fait que la société qui reçoit les dividendes soit contrôlée directement ou indirectement par une personne qui n’est pas établie dans l’Union suffit à faire naître la présomption qu’un avantage a été abusivement tiré de l’exonération. Il incombe ainsi au bénéficiaire des dividendes de démontrer que la chaîne de participations n’a pas pour objectif principal d’obtenir un avantage fiscal.

Or, une telle façon de procéder va au-delà de ce qui est nécessaire pour éviter l’évasion fiscale et sort du cadre de ce que permet l’article 1er, paragraphe 2, de la directive mères-filiales (points 28 et suivants des conclusions). En effet, la réglementation française impose aux contribuables de justifier systématiquement l’absence de motifs fiscaux prépondérants sans que l’administration soit tenue de fournir des indices suffisants d’évasion fiscale. On ne peut voir de tels indices dans la simple référence au contrôle direct ou indirect par un détenteur de participations établi dans un État tiers.

Le refus de l’exonération de retenue à la source se fonde ainsi sur une présomption générale d’évasion fiscale qui apparaît contraire à la directive.

La non-conformité avec les libertés fondamentales

Mme Kokott estime que la réglementation française peut être examinée au regard des libertés fondamentales car la directive n’opère pas une harmonisation exhaustive au niveau de l’Union.

En particulier, l’article 1er, paragraphe 2, de la directive ne peut pas être considéré comme une mesure d’harmonisation, dès lors que cette disposition n’oblige pas les États membres à adopter des mesures de lutte contre les abus, pas plus qu’elle ne définit exhaustivement des objectifs à atteindre. Il s’en déduit que les États membres ne sauraient exercer les possibilités que leur offre la directive que dans le respect des dispositions du traité et en particulier des libertés fondamentales. Cette analyse de Mme Kokott est d’autant plus intéressante que la même question, posée par le Conseil d’Etat à la CJUE dans l’affaire Euro-Park Service (C-14/16) n’avait pas reçu de réponse de l’Avocat général Melchior Wathelet dans ses conclusions publiées le 26 octobre 2016, conformément à la demande de la Cour (voir point 18 de ses conclusions).
Après avoir considéré qu’au cas particulier, la législation française doit être examinée à la lumière de la liberté d’établissement, Mme Kokott conclut que l’article 119 ter du CGI crée une restriction à cette liberté qui ne se justifie pas par une différence de situation entre sociétés résidentes et non-résidentes bénéficiaires de dividendes de source française.

Elle estime surtout que la règle française ne peut pas être considérée comme visant des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dont le but est l’obtention d’un avantage fiscal. Elle relève en particulier à cet égard que le refus d’exonération de retenue à la source ne prend pas en compte la substance de la société intermédiaire, substance qui doit selon elle s’apprécier au regard de plusieurs critères, notamment le pouvoir de décision effectif des organes de la société, moyens financiers propres ou encore le risque d’entreprise auquel elle est exposée.

A l’issue de son raisonnement, Mme Kokott propose donc à la Cour de conclure à l’incompatibilité de l’article 119 ter (ancienne version) avec la liberté d’établissement.
On notera pour conclure que si la Cour devait suivre son Avocat général, la portée de sa décision pourrait se révéler considérable car, comme le suggère implicitement Mme Kokott elle-même au point 3 de ses conclusions, la directive 2016/1164 du 13 juillet 2016 sur la lutte contre l’évasion fiscale (directive « »ATAD ») et la directive 2015/121 du 27 janvier 2015 ayant introduit une règle anti-abus minimale dans la version actuelle de la directive mères-filles (et dont l’actuel article 119 ter du CGI constitue la transposition) ne sont pas sans parenté avec l’ancien article 119 ter du CGI.

 

Auteur

Daniel Gutmann, avocat associé responsable de la doctrine fiscale, professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne.

 

Le traitement fiscal des dividendes versés à des sociétés européennes : point d’étape – Article paru dans le magazine Option Finance le 27 février 2017
Print Friendly, PDF & Email