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Le traitement fiscal des provisions dans les opérations de restructuration

Dans une affaire récente, le Conseil d’Etat a jugé que la société bénéficiaire d’un apport doit se taxer sur la reprise d’une provision non déduite par l’apporteuse : point sur un arrêt surprenant. 

A l’occasion d’opérations de restructuration, la société apporteuse (ou absorbée) est parfois amenée à transférer à la bénéficiaire de l’apport (ou absorbante) des provisions qui n’avaient pas été déduites du résultat imposable de l’apporteuse. La question se pose alors du traitement fiscal de la reprise de cette provision dans les comptes de la bénéficiaire de l’apport : s’agit-il d’un produit imposable ou au contraire doit-on déduire extra-comptablement ce produit comptable afin d’assurer une symétrie avec le traitement opéré chez l’apporteuse lors de la dotation ?

1. L’arrêt « Oddo » renvoie à la théorie du prix d’acquisition

Par un arrêt Oddo du 25 septembre 2013 n°356382, le Conseil d’Etat a jugé que la reprise chez la bénéficiaire de l’apport était taxable. En effet, les juges ont considéré que « la société bénéficiaire d’un apport est tenue de prendre en charge l’intégralité du passif transmis en contrepartie de l’actif recueilli et regardé par suite comme un élément du coût d’acquisition de cet actif. Lorsque des provisions ont été constituées par la société ayant consenti l’apport en vue de couvrir des charges et ont été prises en compte dans l’évaluation de l’apport, elles constituent un élément du prix d’apport (…) Eu égard à la prise en compte de ces provisions pour la détermination de la valeur d’apport, la reprise de ces provisions ne saurait être déduite, par voie extracomptable, du résultat imposable de la société bénéficiaire de l’apport. La circonstance que, lors de leur constitution au passif de la société apporteuse, ces provisions n’auraient pas été déductibles du résultat imposable de la société apporteuse est sans influence sur le caractère non déductible de la reprise de ces provisions du résultat imposable de la société bénéficiaire de l’apport ».

A la lecture de cet arrêt, le caractère taxable de la reprise est fondé sur la théorie du prix d’acquisition qui refuse à la société bénéficiaire de l’apport le droit de déduire de son résultat les charges nées chez l’apporteuse avant l’apport, dans la mesure où elles ont déjà été prises en compte pour le calcul de la rémunération de l’apport.

En d’autres termes, le Conseil d’Etat interdit à la bénéficiaire de déduire une charge correspondant à une dette souscrite par l’apporteuse et qui est venue réduire la valeur à laquelle l’acquisition a été comptabilisée.

L’objectif poursuivi par le Conseil d’Etat est compréhensible. Il s’agit notamment de faire obstacle à la déduction par la bénéficiaire de l’apport de charges incombant à l’apporteuse afin d’éviter un contournement des règles légales de transfert des déficits fiscaux sur agrément.

Cela étant, cette théorie aux contours assez flous trouve rapidement ses limites. Par exemple, nous voyons mal comment elle pourrait être invoquée lorsque l’absorbante détient la totalité des titres de l’absorbée.

2. Une application différenciée selon le régime fiscal de l’opération ?

Au cas particulier de l’arrêt « Oddo », la question est de savoir si cette théorie doit s’appliquer systématiquement et selon les mêmes modalités, quel que soit le régime fiscal de l’opération (à savoir le régime de droit commun ou le régime spécial des fusions prévu aux articles 210 A et suivants du CGI). A cet égard, l’arrêt du Conseil d’Etat reste silencieux. Il ne mentionne à aucun moment le régime fiscal de l’opération litigieuse, ce qui laisse entendre que cette question serait sans incidence. Quant au Rapporteur public Mme Nathalie Escaut, elle évoque rapidement dans son exposé des faits que l’apport partiel d’actif avait été soumis au régime fiscal de droit commun mais n’aborde plus ce point par la suite au cours de sa démonstration. La question de l’incidence du régime fiscal de l’opération mérite néanmoins d’être soulevée dans la mesure où la solution issue de l’arrêt « Oddo », bien que justifiée au cas d’espèce, ne nous semble pas pouvoir être étendue au cas où l’opération d’apport partiel d’actif (et plus généralement de fusion) est soumise au régime fiscal de faveur.

2.1 L’apport est placé sous le régime fiscal de droit commun

Lorsqu’une opération d’apport partiel d’actif est placée sous le régime fiscal de droit commun, elle s’analyse d’un point de vue fiscal, comme une cession ou cessation partielle d’entreprise. Le mode de raisonnement devrait être comparable à celui applicable à une cession de fonds de commerce, si ce n’est que la cession est rémunérée non par une somme d’argent mais par des titres. Dès lors que l’apporteuse transfère le risque provisionné à la bénéficiaire, la provision devrait pouvoir être considérée comme ayant « consommé » son objet ce qui devrait alors justifier sa reprise.

D’un point de vue fiscal, cette reprise devrait pouvoir être déduite extra-comptablement dans la mesure où, lors de sa dotation, la provision avait été considérée comme non déductible. Par ailleurs, le transfert du risque à la bénéficiaire de l’apport devrait logiquement avoir réduit la rémunération perçue par l’apporteuse en contrepartie de l’apport, ce qui devrait se traduire par la constatation d’une perte, en principe déductible fiscalement. S’agissant cette fois de la bénéficiaire de l’apport, la « reprise » de la provision qu’elle aurait reconstituée au passif de son bilan conformément au traité d’apport devrait être taxable, conformément à ce qui vient d’être jugé dans l’arrêt « Oddo ». Cela étant, le recours à la théorie du prix d’acquisition pour justifier le caractère taxable de la « reprise » de provision ne paraissait pas indispensable.

Quoi qu’il en soit, l’application de cette théorie au cas d’espèce ne parait pas choquante dans la mesure où, d’une part, la bénéficiaire de l’apport n’aurait pas subi de perte et, d’autre part, la perte aurait pu être déduite chez l’apporteuse. La déduction de la perte chez l’apporteuse éviterait donc un phénomène de double imposition.

2.2 L’apport est placé sous le régime spécial des fusions

L’approche suivie en présence d’un apport placé sous le régime spécial des fusions doit être différente notamment parce que le dispositif a été spécialement construit en vue d’assurer une continuité entre l’apporteuse et la bénéficiaire.

S’agissant précisément des provisions, celles qui conservent leur objet sont transférées ipso facto dans les comptes de la bénéficiaire sans qu’ils puissent faire l’objet d’une reprise au niveau de l’apporteuse. En d’autres termes, et contrairement aux opérations soumises au régime de droit commun, l’apporteuse ne peut pas déduire sa perte. Ainsi, en cas de provisions non déduites chez l’apporteuse, l’application de la théorie du prix d’acquisition conduirait immanquablement à un phénomène de double imposition.

L’administration a de longue date pris conscience de cette anomalie, ce qui l’a conduite à préciser dans sa propre doctrine(1) que la reprise comptable chez l’absorbante de provisions non déduites chez l’absorbée devait être déduite extra-comptablement. Toutefois, afin d’éviter d’éventuels abus, elle précise également que, en cas de provision non déduite par l’absorbée pour des raisons de convenances personnelles (existence de déficits, par exemple), l’absorbante ne peut déduire des charges qui se rattachent à l’activité de la société absorbée. Indépendamment de la doctrine administrative, l’interdiction de déduire extra-comptablement, chez la bénéficiaire de l’apport, les reprises de provisions qui n’avaient pas été déduites chez l’apporteuse irait clairement à l’encontre du principe de neutralité du régime spécial des fusions, qui a précisément pour objet de conférer à l’opération un caractère purement intercalaire. Or ce principe a été réaffirmé très récemment et avec force par le Conseil d’Etat lui-même dans un arrêt Heineken du 11 février 2013, n° 356519. L’application de ce principe doit conduire à traiter, d’un point de vue fiscal, la bénéficiaire de la même façon que l’aurait été l’apporteuse. Or, si la provision avait été reprise entre les mains de l’apporteuse, elle aurait été déduite fiscalement.

3. Conclusion

En conclusion, en présence d’une opération d’apport placée sous le régime de droit commun, la taxation chez la bénéficiaire de l’apport de la reprise de provisions qui n’avaient pas été déduites chez l’apporteuse paraît justifiée, sans même nous semble-t-il devoir faire appel à la théorie du prix d’acquisition appliquée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt « Oddo ».

Cela étant, la neutralité de l’opération suppose que la perte ait pu être déduite au niveau de l’apporteuse à l’occasion de l’opération d’apport. La déduction de la perte n’est d’ailleurs que le corollaire du caractère taxable des plus-values d’apport.

En revanche, en présence d’une opération placée sous le régime spécial des fusions, il nous semble que l’arrêt « Oddo » ne devrait pas être interprété comme remettant en cause la neutralité du traitement fiscal de la fusion. Ainsi, la reprise chez la bénéficiaire de l’apport d’une provision non déductible doit pouvoir s’effectuer en franchise, conformément d’ailleurs à ce que prévoit d’ores et déjà la doctrine administrative.


1. BOI-IS-FUS-10-20-40-10 n°220, 11-03-2013

 

A propos de l’auteur

Romain Marsella, avocat. Il est spécialisé en fiscalité et intervient dans les dossiers de conseil et de contentieux pour des groupes français et internationaux, notamment dans le domaine des assurances.

 

Article paru dans la revue Option Finance du 12 novembre 2013

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