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Quelles conditions à la responsabilité d’une entreprise du fait des agissements anticoncurrentiels d’un prestataire indépendant ?

Quelles conditions à la responsabilité d’une entreprise du fait des agissements anticoncurrentiels d’un prestataire indépendant ?

La question des différentes formes que peut prendre la participation à une entente anticoncurrentielle aura décidément occupé la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la CJUE ») en cette année 2016. En effet, après avoir tranché, dans un arrêt « Eturas » du 21 janvier 2016, la question de la responsabilité d’une entreprise destinataire d’un e-mail au contenu anticoncurrentiel, la CJUE a apporté cet été une clarification très attendue quant aux conditions dans lesquelles une entreprise peut être tenue responsable des agissements anticoncurrentiels mis en œuvre par un prestataire indépendant (CJUE 21 juillet 2016, aff. C-542/14, VM Remonts).

Cette nouvelle décision a des conséquences qui dépassent largement celles des faits de l’espèce dans la mesure où la Cour y fixe de manière générale les limites à la responsabilité encourue du fait des tiers, y compris dans le cadre des cartels dits « hub and spokes » (ou cartels tripartites), qui se caractérisent par le fait que la pratique anticoncurrentielle (le plus souvent un échange d’informations) entre concurrents (les « spokes ») est rendue possible par l’intervention d’un tiers (le « hub »). L’exemple le plus classique est celui du fournisseur qui transmet les informations sensibles d’un distributeur à d’autres distributeurs, concurrents de ce dernier, afin que ceux-ci alignent leurs prix.

L’arrêt de principe rendu par la CJUE dans l’affaire « VM Remonts » du 21 juillet 2016 concernait les conditions dans lesquelles trois sociétés avaient répondu à un appel d’offres public d’une collectivité territoriale. En l’’espèce, la société Partikas avait fait appel aux services d’un prestataire extérieur pour l’assister dans la préparation et la présentation de son offre. Le positionnement des offres les unes par rapport aux autres, constitutif d’une entente, avait été rendu possible par le prestataire (ou plus exactement son sous-traitant) qui avait également accepté de préparer les offres des deux autres entreprises candidates au même appel d’offres et qui s’était servi du projet de la société Partikas comme base de référence pour établir les deux offres concurrentes, ce que ne savait pas la société Partikas.

Le conseil de la concurrence letton avait initialement condamné les trois offreurs pour entente. A l’issue d’un premier recours en appel, cette décision avait été annulée en ce qui concerne la société Partikas. En effet, la cour administrative régionale saisie du recours avait estimé qu’aucun élément ne démontrait que la société Partikas s’était associée à la pratique anticoncurrentielle. Saisie d’un pourvoi du conseil de la concurrence letton contre la décision d’annulation, la cour suprême lettone a sursis à statuer pour interroger la CJUE sur le point de savoir si l’interdiction des ententes anticoncurrentielles posée à l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) devait être interprétée en ce sens qu’une entreprise peut être tenue pour responsable du fait des agissements d’un prestataire indépendant lui fournissant des services.

La CJUE a commencé par exclure l’applicabilité de la jurisprudence relative à la responsabilité d’une entreprise du fait de ses employés, relevant que cette jurisprudence n’était pas pertinente en l’espèce, dans la mesure où le prestataire doit être considéré comme une entreprise distincte de celles auxquelles il fournit ses services, pour autant qu’il soit véritablement indépendant (ce qu’il revient aux juridictions nationales de vérifier).

Puis, la CJUE s’est attachée à établir les conditions dans lesquelles une entreprise peut être tenue responsable des agissements d’un prestataire véritablement indépendant. Elle identifie à ce titre trois conditions alternatives. Ainsi, selon la CJUE, une entreprise ne peut, en principe, être tenue pour responsable d’une pratique concertée du fait des agissements d’un prestataire indépendant lui fournissant des services « que si » l’une des conditions suivantes est remplie :

  • le prestataire opérait en réalité sous la direction ou le contrôle de l’entreprise mise en cause, ou ;
  • cette entreprise avait connaissance des objectifs anticoncurrentiels poursuivis par ses concurrents et le prestataire et entendait y contribuer par son propre comportement, ou encore ;
  • l’entreprise pouvait raisonnablement prévoir les agissements anticoncurrentiels de ses concurrents et du prestataire et était prête à en accepter le risque.

Cet arrêt de la CJUE est important à plusieurs titres.

Tout d’abord, d’un point de vue théorique, il convient de relever que le raisonnement tenu par la CJUE, ainsi que les conditions qu’elle pose, sont conformes à la définition même de l’entente en droit des pratiques anticoncurrentielles : pour qu’il y ait entente, encore faut-il démontrer un concours de volontés. Autrement dit, la responsabilité d’une entreprise ne peut pas être retenue s’il n’est pas démontré que cette entreprise a entendu participer à une pratique (indépendamment du point de savoir si elle avait connaissance ou non de caractère anticoncurrentiel de celle-ci). Or, par les trois conditions qu’elle liste, la CJUE ne fait que chercher à identifier les situations dans lesquelles une entreprise témoigne de sa volonté de participer à une pratique anticoncurrentielle. En conséquence, si l’entreprise ne se trouve pas dans une des situations visées par la CJUE, sa volonté ne pourra être démontrée et elle ne pourra être considérée comme une partie à l’entente.

Ensuite, d’un point de vue pratique, cet arrêt vise à assurer une sécurité juridique aux entreprises. En effet, en proposant une liste exhaustive des conditions dans lesquelles une entreprise peut être tenue responsable des agissements de son prestataire de services, la CJUE a entendu permettre aux entreprises d’y voir enfin plus clair sur les conditions d’engagement de la responsabilité du fait des agissement de tiers. Cela va s’avérer utile dans les cas de cartels « hub and spokes », au sujet desquels on ne disposait jusqu’ici d’aucune décision française ou européenne permettant d’appréhender les conditions de leur sanction et pour lesquels il fallait se contenter de se référer à des précédents d’autres Etats membres pour déterminer quelles pourraient être les règles applicables en France (notamment deux affaires anglaises sanctionnant des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits laitiers et des jouets).

Cette sécurité juridique est renforcée par le fait que, contrairement à une tendance marquée de la jurisprudence de la CJUE en matière de responsabilité (cf. jurisprudence sur l’attribution de responsabilité au sein des groupes de sociétés ou arrêt Eturas, précité), la CJUE n’a pas choisi de mettre en place une présomption réfragable au bénéfice de l’autorité de concurrence : ce n’est donc pas à l’entreprise mise en cause de prouver sa bonne foi pour désengager sa responsabilité mais au contraire à l’autorité de concurrence de démontrer que l’une des conditions d’engagement de la responsabilité de l’entreprise est remplie.

Cette sécurité juridique paraît néanmoins fragilisée par la troisième condition, qui permet de considérer comme responsable une entreprise qui « pouvait raisonnablement prévoir les agissements anticoncurrentiels de ses concurrents et du prestataire », en ce qu’elle introduit une certaine subjectivité dans la démonstration qui pourra être apportée par les autorités de concurrence. En effet, on voit mal comment ces autorités pourront établir que l’entreprise mis en cause pouvait « raisonnablement prévoir » les agissements anticoncurrentiels de son prestataire et inversement, si le niveau de preuve requis en pratique s’avère trop bas, comment l’entreprise pourra se défendre et prouver qu’elle n’avait pas cette capacité. Etant donné les lourdes conséquences pécuniaires pour les entreprises d’une condamnation sur le fondement de l’article 101 TFUE, on aurait pu espérer de la part de la CJUE qu’elle s’abstienne d’ajouter une condition aussi sujette à interprétation de la part des autorités nationales de concurrence. Il est à craindre qu’un nouveau renvoi préjudiciel soit nécessaire concernant l’interprétation de cette troisième condition.

Enfin, les faits de l’arrêt, et plus précisément la malhonnêteté manifeste du prestataire de services, conduisent naturellement à s’interroger sur la responsabilité de ce dernier. Rappelons que la CJUE a traité de la question de la responsabilité du tiers facilitateur dans un arrêt AC Treuhand du 22 octobre 2015. Elle y avait considéré qu’en raison du rôle essentiel qu’avait joué la société AC Treuhand dans l’organisation de l’entente (organisation et participation active aux réunions), la responsabilité cette dernière pouvait être retenue sur le fondement de l’interdiction des ententes, alors même qu’elle n’était elle-même pas présente sur les marchés visés par l’entente mais avait simplement facilité celle-ci. On ne peut que regretter que le sort du prestataire indélicat ne soit pas abordé par l’arrêt, mais il ne fait aucun doute que la responsabilité de l’intéressé était susceptible d’être engagée sur le fondement du droit de la concurrence.

Auteurs

Virginie Coursière-Pluntz, avocat counsel, CMS Bureau Francis Lefebvre Paris, en droit de la concurrence et en droit européen tant en conseil qu’en contentieux.

Marine Bonnier, avocat en droit de la concurrence et droit de la distribution.

Quelles conditions à la responsabilité d’une entreprise du fait des agissements anticoncurrentiels d’un prestataire indépendant ? – Article paru dans Option Droit & Affaire du 7 décembre 2016