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Suicide de salariés : quels risques juridiques pour les employeurs ?

Comment la décision d’une personne de mettre un terme à ses jours, nécessairement intime et aux ressorts complexes, peut-elle entraîner la responsabilité civile ou pénale de l’entreprise qui l’employait ou des représentants de celle-ci ?

L’intérêt pour cette question s’est renforcé depuis la mise en examen au mois de juillet 2012 de Didier Lombard, ancien Président directeur général de France Telecom, pour harcèlement moral après le suicide d’une trentaine de salariés de l’entreprise au cours des années 2008 et 2009. Cet événement a illustré de façon éclatante et inquiétante la judiciarisation du phénomène des risques psychosociaux.

Jusqu’alors en effet, si la question de l’engagement de la responsabilité de l’entreprise avait pu se poser, c’était essentiellement sur le terrain civil soit sur celui de l’engagement de la responsabilité pour faute de l’entreprise. L’on doit à présent également envisager la question de l’éventuelle responsabilité pénale de l’entreprise ou de ses représentants à raison des suicides ou tentatives de suicide de salariés.

Responsabilité civile : de l’accident du travail à la « faute inexcusable »
Avant de rechercher les causes d’un éventuel engagement de la responsabilité d’un employeur à raison du suicide d’un salarié, l’on doit relever que celui-ci peut à certaines conditions se voir qualifié d’accident du travail par la sécurité sociale. L’enjeu est bien entendu important pour les ayants droit dès lors que ceux-ci peuvent alors notamment prétendre à une meilleure indemnisation. L’employeur peut pour sa part indirectement en supporter le coût via une majoration de sa cotisation d’accident du travail dès lors que celle-ci peut à certaines conditions tenir compte des rentes versées aux ayants droit, ainsi que via un renchérissement du coût de son régime de prévoyance.

A cet égard, le caractère professionnel d’un accident suppose en principe que celui-ci ait lieu en cours d’exécution du contrat de travail à un moment et dans un lieu où le salarié se trouve sous le contrôle et l’autorité de son employeur. Il y a alors une présomption d’imputabilité, quelle que soit la cause de l’accident, même si celle-ci n’est pas directement liée à la tâche effectuée par le salarié : suicide en réaction à des remontrances de l’employeur ou à l’annonce d’un éventuel changement d’affectation par exemple.

Cependant et inversement, la Cour de cassation n’exclut pas systématiquement la qualification d’accident du travail pour les accidents ayant lieu en dehors des temps et lieu de travail, dès lors qu’est établi un lien entre cet événement et le travail. Elle a ainsi admis, dans un arrêt important du 22 février 2007, le principe selon lequel l’accident dont est victime le salarié ne se trouvant plus sous la subordination de l’employeur constitue un accident du travail lorsque l’intéressé établit qu’il est survenu par le fait du travail.

Il en résulte ainsi que le suicide d’un salarié n’a pas nécessairement à intervenir sur le lieu de travail pour être qualifié d’accident de travail. Une fois acquise la qualification d’accident du travail, les ayants droit de la victime peuvent engager une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. A cet égard, l’article L. 4121-1 du code du travail fait obligation aux employeurs de prendre les mesures nécessaires pour la protection de la sécurité et de la santé physique et mentale de leurs salariés. Selon une jurisprudence désormais bien établie, cette obligation générale de sécurité s’analyse en une obligation de résultat, et tout manquement à celle-ci a le caractère d’une faute inexcusable « lorsque l’employeur avait ou aurait d’avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver » (Cass. soc. 28 février 2002). l

Cette faute inexcusable peut ainsi résulter d’un faisceau d’indices (attestations, rapports médicaux, courriers, alertes des représentants du personnel, etc.) établissant une mise au placard, des brimades, une absence de soutien, des vexations.. Ces mêmes constatations peuvent au demeurant conduire à l’engagement de la responsabilité civile de l’employeur non plus sur le fondement du manquement à l’obligation générale de sécurité mais sur celui du harcèlement moral, lequel est sanctionné pénalement et civilement.

Le risque pénal : plus faible mais non nul…
Pour sa part, la responsabilité pénale de l’entreprise ou de ses dirigeants à raison du suicide d’un de ses salariés semble théoriquement pouvoir reposer sur six chefs d’accusation différents.

Elle peut être ainsi recherchée :

  • pour avoir soumis une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ;
  • pour mise en danger de la vie d’autrui ;
  • pour homicide involontaire ;
  • pour provocation au suicide ;
  • pour non assistance à personne en danger ;
  • pour harcèlement moral

La recherche de l’élément Intentionnel, en principe exigé pour les infractions délictuelles, réduit cependant considérablement le risque de caractérisation de l’infraction.

Il en va pareillement pour les infractions dites non intentionnelles, la mise en danger d’autrui et l’homicide involontaire pour lesquelles est à tout le moins exigée la caractérisation d’une faute d’imprudence de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, sinon une violation manifestement délibérée d’une telle obligation légale ou réglementaire.

Dans ce contexte, la voie des poursuites sur le plan pénal apparaît quelque peu théorique. L’affaire « France Telecom », dont l’issue semble pour le moins incertaine, parait ainsi constituer l’exception qui confirme la règle d’une saisine de la justice civile lorsqu’une éventuelle faute de l’employeur a pu contribuer à la décision d’un salarié de mettre fin à ses jours.

Les ayants droit des victimes pouvant être de plus en plus enclins à rechercher une telle responsabilité, dans le contexte de judiciarisation des risques psychosociaux, les employeurs ont en tout état de cause tout intérêt à se doter d’une sérieuse politique de prévention des risques.

 

A propos de l’auteur

Pierre Bonneau, avocat associé. Il intervient en conseil et contentieux en droit du travail, droit pénal du travail et droit de la protection sociale. Il détient une forte expérience notamment dans le domaine de la représentation du personnel et dans la gestion des relations sociales : assistance quotidienne de nombreuses entreprises et organismes dans ce domaine, gestion de contentieux divers (délit d’entrave, discrimination…), mise en place d’accords, formations régulières (actualité sociale, négociation collective…). Son activité consiste plus généralement à conseiller au quotidien les entreprises sur les aspects juridiques des relations individuelles et collectives de travail ainsi qu’en matière de protection sociale.

 

Article paru dans Les Echos Business du 6 mai 2013

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