PSE : l’inobservation des critères d’ordre de licenciement est de la compétence du juge judiciaire
9 septembre 2022
Rappel des faits et de la procédure
La Société Pitney Bowes, spécialisée dans les systèmes de services et de solutions intégrées de gestion du courrier et des documents, établit un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) via un document unilatéral qui est homologué par la Direccte le 2 juin 2015.
Trois salariés qui occupaient les fonctions d’attaché commercial sont licenciés pour motif économique le 15 juillet 2015 et saisissent le Conseil de prud’hommes pour faire juger, à titre principal, que leur licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse et, à titre subsidiaire, que l’employeur n’a pas respecté les critères d’ordre des licenciements.
Les juges de première instance ont déclaré que leur action était prescrite et ont, en conséquence, rejeté l’ensemble de leurs demandes.
Les salariés ont interjeté appel des jugements ainsi rendus. La Cour d’appel reconnaît que :
-
- le juge judiciaire est compétent pour connaître des demandes relatives au non-respect de l’obligation individuelle de reclassement de l’employeur et à la suppression effective de l’emploi des salariés concernés,
-
- l’action n’est pas prescrite en application de l’article L. 1471-1 du Code du travail (délai de prescription de deux ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu, ou aurait dû connaître, les faits lui permettant d’exercer son droit),
-
- le licenciement est sans cause réelle et sérieuse puisque l’employeur ne justifie pas de la suppression effective du poste des salariés.
Dans le cadre du pourvoi en cassation formé par l’employeur, les juges du quai de l’horloge devaient donc, d’abord, déterminer quel juge était compétent pour statuer sur les demandes des salariés, puis en tirer les conséquences en termes d’indemnisation des salariés concernés (Cass. soc., 20 avril 2022, n°20-20.568).
La compétence du juge judiciaire pour apprécier la réalité de la suppression des postes de travail
A l’époque des faits de l’espèce, un licenciement pour motif économique était défini comme «le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification, refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques» par l’article L. 1233-3 du Code du travail dans sa version alors applicable.
Il ressort de cet article que, dans un contexte économique autorisant à procéder à des licenciements économiques (par exemple des difficultés économiques), le licenciement d’un salarié n’est légitime que si son poste est effectivement supprimé ou transformé ou encore modifié.
En l’espèce, les salariés concernés mettaient en avant que leur poste n’avait pas été supprimé. Dans le cadre de son projet, l’employeur avait, notamment, supprimé tous les postes de la catégorie professionnelle des attachés commerciaux et créé 35 postes d’ingénieurs commerciaux qui, selon lui, étaient différents des postes supprimés notamment au regard des responsabilités, des modalités de rémunération et des secteurs géographiques.
Or, selon les salariés, les nouveaux postes créés qui leur étaient proposés dans le cadre du reclassement correspondaient exactement aux fonctions qu’ils exerçaient jusqu’alors en qualité d’attaché commercial. Les trois requérants avaient d’ailleurs présenté leur candidature pour un poste d’ingénieur commercial et l’employeur avait même retenu celle de l’un d’entre eux sans lui proposer une formation pour occuper ce nouvel emploi.
La Cour de cassation prend le soin de relever que le litige ne portait pas sur la définition des catégories professionnelles ni sur une contestation des critères d’ordre et de leurs règles de pondération (qui est différent d’un litige sur l’application des critères d’ordre des licenciement) relevant, en présence d’un PSE unilatéral, de la compétence du juge administratif et pour lesquels les salariés auraient dû introduire un contentieux dans le délai de deux mois à compter du jour où la décision d’homologation a été portée à leur connaissance.
En conséquence, le juge judiciaire est donc reconnu compétent pour statuer sur un litige portant sur la réalité de la suppression d’emplois et l’application des critères d’ordre des licenciement.
Les cas d’application des critères d’ordre en cas de suppression(s) de poste(s)
D’une manière générale, lorsque des postes sont supprimés au sein d’une catégorie professionnelle, trois cas de figure peuvent se présenter :
-
- tous les postes de la catégorie professionnelle sont supprimés : les critères d’ordre des licenciements n’ont pas lieu de s’appliquer. Dans cette hypothèse, chaque salarié occupant un poste supprimé est licencié, sauf à ce qu’il soit reclassé en interne ;
-
- seulement certains postes au sein de la catégorie professionnelle sont supprimés : il y a lieu d’appliquer les critères d’ordre des licenciements pour déterminer quels salariés vont être licenciés. Dans cette hypothèse, ce n’est pas forcément le salarié qui occupe effectivement le poste supprimé qui est licencié (puisque les critères d’ordre des licenciements permettent justement de désigner les salariés qui sont susceptibles d’être licenciés) ;
-
- enfin, au sein d’une même catégorie professionnelle certains postes sont modifiés (1) et d’autres sont supprimés : selon le cas de figure, il peut être plus prudent d’appliquer les critères d’ordre de licenciement pour déterminer notamment à quels salariés une modification de contrat de travail va être proposée (2) et ceux qui vont potentiellement être licenciés en raison d’une suppression de poste.
Pour éviter justement d’avoir à appliquer les critères d’ordre au sein de la catégorie professionnelle des attachés commerciaux, l’employeur avait présenté son projet comme entrainant la suppression de la totalité des 61 postes de cette catégorie et la création de 35 nouveaux postes d’Ingénieurs commerciaux. Cette « présentation » lui permettait d’éviter d’appliquer les critères d’ordre et donc de facilement choisir quels salariés allaient être reclassés sur les nouveaux postes d’Ingénieur commercial.
Or, en réalité, son projet correspondait au sein de la catégorie professionnelle des attachés commerciaux à 26 suppressions de postes (ou à 26 suppressions de postes et à 35 modifications (3) de contrats de travail) et en conséquence la Cour de cassation juge que les critères d’ordre de licenciement auraient dû être appliqués.
La portée de l’arrêt sur les situations dans lesquelles il convient d’appliquer les critères d’ordre de licenciement est incertaine
Si au sein de la catégorie professionnelle des attachés commerciaux, il n’y a que 26 suppressions de postes c’est-à-dire que tous les postes ne sont pas supprimés, la décision de la Cour de cassation consistant à indiquer que les critères d’ordre de licenciement doivent s’appliquer dans le cas d’espèce est classique et logique.
En revanche, si en réalité le projet entrainait au sein de cette catégorie professionnelle, 26 suppressions de postes et 35 modifications de contrats de travail (ou un peu moins), dès lors que les nouveaux postes d’ingénieurs commerciaux nécessitaient un changement du secteur géographique et/ou des modalités de rémunération qui entrainaient une modification du contrat de travail, la portée de l’arrêt est bien plus innovante.
En effet, pour la première fois, à notre connaissance, la Cour de cassation imposerait d’appliquer les critères d’ordre de licenciement dans une catégorie professionnelle où le projet de réorganisation entrainerait à la fois des modifications de contrats de travail et des suppressions postes.
La décision de la Cour d’appel de renvoi sera sans doute riche d’enseignements sur ce point.
Les conséquences d’une mauvaise application des critères d’ordre de licenciement
S’agissant des conséquences de l’absence de suppressions des postes occupés par les requérants, l’arrêt rendu par la Cour d’appel qui avait suivi l’argumentation développée par ces derniers en avait tiré comme conséquence que leur licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Les magistrats de la Cour de cassation cassent l’arrêt après avoir relevé que l’employeur n’avait pas appliqué les critères d’ordre de licenciement.
L’inobservation des règles relatives à l’application des critères d’ordre de licenciement n’entraine pas l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement pour motif économique. Elle donne droit, selon une jurisprudence constante, à des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi, pouvant aller jusqu’à la perte injustifiée de l’emploi du salarié (si le salarié a été licencié alors qu’une application adéquate des critères d’ordre de licenciement aurait dû entrainer le licenciement d’un autre salarié).
Les requérant n’auront pas besoin de démontrer la réalité du préjudice qu’ils ont subi devant la Cour d’appel de renvoi (4).
Cette affaire démontre que des questions aussi fréquentes que celle de l’application des critères d’ordre des licenciements méritent encore des éclaircissements de la jurisprudence.
Cet article a été rédigé avec l’aimable participation d’Antoine Deparday, Juriste
(1) L’hypothèse visée est celle d’un potentiel licenciement primaire et non pas celle d’un licenciement secondaire. Dans cette dernière hypothèse les critères d’ordre de licenciement ne s’appliquent pas (CE 10 oct. 2018 n° 395280).
(2) Cette prudence semble notamment s’imposer lorsqu’il y a un réel choix à opérer pour savoir à quels salariés les modifications doivent être proposées, par exemple lorsque tous les salariés de la catégorie professionnelle concernée exercent exactement les mêmes fonctions dans un lieu de travail identique. A l’inverse, il est possible qu’au sein d’une catégorie professionnelle où des modifications de contrats de travail doivent être proposées, celles-ci s’imposent en pratique aux salariés concernés si bien qu’il n’y a pas de choix à opérer pour déterminer à qui la modification doit être proposée.
(3) Cette hypothèse semble assez probable puisqu’il est indiqué dans les arrêts rendus par la Cour d’appel que les nouveaux postes pouvaient impliquer une modification des secteurs géographiques et des modalités de rémunération.
(4) Cass. soc. 16 février 2022, n° 20-14.969.
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