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Le Tribunal des conflits défend le bloc de compétence administrative en matière de PSE

Le Tribunal des conflits défend le bloc de compétence administrative en matière de PSE

Depuis l’entrée en vigueur de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, certains syndicats n’ont eu de cesse que d’obtenir du juge judiciaire, statuant en référé, une suspension des opérations de restructuration.

Les auteurs de la loi ont pourtant tenté de mettre celle-ci à l’abri de ce risque par une définition très verrouillée d’un bloc de compétence de la juridiction administrative. Aux termes de l’article L.1235-7-1 du Code du travail, en effet : « l’accord collectif mentionné à l’article L.1233-24-1, le document élaboré par l’employeur mentionné à l’article L.1233-24-4, le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi, les décisions prises par l’administration au titre de l’article L.1233-57-5 et la régularité de la procédure de licenciement collectif ne peuvent faire l’objet d’un litige distinct de celui relatif à la décision de validation ou d’homologation mentionnée à l’article L.1233-57-4.

Ces litiges relèvent de la compétence, en premier ressort, du Tribunal administratif, à l’exclusion de tout autre recours administratif ou contentieux ».

Ce bloc de compétence a fait l’objet d’une offensive de grande envergure sur le thème des conditions de travail et des risques psychosociaux. Plus précisément, trois actions ont été engagées :

    • la première tendait à la suspension de la mise en œuvre d’une opération de restructuration informatique du fait de ses conséquences sur la santé des salariés, suspension qui a été ordonnée par la cour d’appel de Versailles (cour d’appel de Versailles, 18 janvier 2018, n° 17/06280) et confirmée par la Cour de cassation (Cass. soc., 14 novembre 2019, n° 18-13.887) ;
    • la deuxième est relative à l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) dont le projet de réorganisation a été suspendu jusqu’à ce que l’employeur ait procédé à une évaluation précise des risques psychosociaux et présenté un plan de prévention des risques par une ordonnance en référé du tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny du 27 juin 2019 ; l’AFPA a fait appel de cette ordonnance devant la cour d’appel de Paris en présentant un déclinatoire de compétence ;
    • la troisième concerne une filiale de General Electric qui a engagé une opération de restructuration entraînant le licenciement de 212 salariés. Le syndicat CGT a assigné la société en référé en demandant la suspension du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) jusqu’à ce que l’employeur ait procédé à une évaluation précise des risques psychosociaux et ait présenté un plan de prévention. L’Administration a présenté un déclinatoire de compétence devant le TGI de Nanterre.

 

Par une ordonnance en date du 11 décembre 2019, le TGI de Nanterre a jugé, sur le plan de la compétence, « qu’aucune disposition ne prévoit l’intervention du juge administratif quant au respect par l’employeur de son obligation de sécurité dans le cadre d’un projet de restructuration (…). Il en résulte que le juge judiciaire demeure compétent dans les matières autres que celles qui relèvent de la compétence exclusive de l’autorité administrative ».

Sur le fond, le TGI de Nanterre a jugé que « le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité relative à la prévention et au traitement des risques psychosociaux caractérise un trouble manifestement illicite et justifie la suspension du projet de réorganisation ».

Le TGI de Nanterre ayant ainsi rejeté le déclinatoire de compétence, le préfet a élevé le conflit, comme le permet l’article 12 de la loi du 24 mai 1872. L’affaire a donc été renvoyée devant le Tribunal des conflits qui vient de rendre sa décision.

 

C’est une décision très importante pour deux raisons.

1. C’est la première fois qu’un juge suprême reconnaît la compétence de fond du Directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) pour contrôler l’incidence d’une opération de restructuration sur les conditions de travail et sur les risques psychosociaux.

Contrairement à ce qu’ont affirmé le TGI de Nanterre et la cour d’appel de Versailles, cette compétence a un fondement dans les textes : aux termes de l’article L.1233–30 I du Code du travail, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, le comité social et économique (CSE) est consulté sur « 2° Le projet de licenciement collectif : le nombre de suppressions d’emploi (…) et, le cas échéant, les conséquences des licenciements projetés en matière de santé, de sécurité ou de conditions de travail ».

Le Conseil d’Etat a reconnu une compétence aux DIRECCTE sur ce terrain mais seulement pour vérifier que la consultation du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) – ou du CSE – a été régulière et qu’il a été pleinement informé de l’opération (CE, 21 octobre 2015, n° 386123).

Plus récemment, il a jugé qu’il résulte de l’ensemble des dispositions des articles L.1233-57-3 et L.4612-8 du Code du travail que « lorsque l’autorité administrative est saisie d’une demande d’homologation d’un document unilatéral fixant le contenu d’un plan de sauvegarde de l’emploi pour une opération qui, parce qu’elle modifie de manière importante les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés de l’entreprise, requiert la consultation du ou des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail concernés, elle ne peut légalement accorder l’homologation demandée que si cette consultation a été régulière » (CE, 13 février 2019, n°404556).

Le Tribunal des conflits va beaucoup plus loin : « dans le cadre d’une réorganisation qui donne lieu à élaboration d’un plan de sauvegarde de l’emploi, il appartient à l’autorité administrative de vérifier le respect, par l’employeur, de ses obligations en matière de prévention des risques pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ; à cette fin, elle doit contrôler, tant la régularité de l’information et de la consultation des institutions représentatives du personnel que les mesures auxquelles l’employeur est tenu en application de l’article L.4121-1 du Code du travail au titre des modalités d’application de l’opération projetée, ce contrôle n’étant pas séparable de ceux qui sont mentionnés au point 7. Il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître la contestation de la décision prise par l’autorité administrative ».

La première phrase affirme sans ambiguïté la compétence de l’autorité administrative pour vérifier le respect, par l’employeur, de ses obligations en matière de prévention des risques pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

La seconde phrase est encore plus claire dans la mesure où elle met en balance, par la formule « tant… que », d’une part, le contrôle de la régularité de l’information et la consultation du CHSCT ou du CSE, et, d’autre part, « les mesures auxquelles l’employeur est tenu en application de l’article L.4121-1 du Code du travail au titre des modalités d’application de l’opération projetée », c’est-à-dire, le contrôle de fond de l’obligation de sécurité de l’employeur.

Dans la mesure où cette compétence de fond ne repose pas sur un texte, le Tribunal des conflits considère que ce contrôle n’est pas séparable de ceux qui sont mentionnés au point 7, c’est-à-dire le contrôle de la régularité de la procédure d’information et de consultation des institutions représentatives du personnel et le contrôle des mesures prévues par le PSE.

La lecture des excellentes conclusions du rapporteur public montre que le Tribunal des conflits a été sensible à deux préoccupations :

    • la première est la volonté de respecter le choix du législateur et de préserver le bloc de compétence administrative ;
    • la seconde est tirée du droit à la santé et la sécurité des travailleurs, dont la protection n’est pas le monopole du juge judiciaire, et que l’Administration du travail, dont c’est la mission, peut contribuer puissamment à promouvoir.

2. Cette décision trace une ligne de partage cohérente entre la compétence judiciaire et la compétence administrative dans ce domaine.

Aux termes du considérant 9 de la décision du Tribunal des conflits : « Le juge judiciaire est, pour sa part, compétent pour assurer le respect par l’employeur de son obligation de sécurité lorsque la situation à l’origine du litige, soit est sans rapport avec le projet de licenciement collectif et l’opération de réorganisation et de réduction des effectifs en cours, soit est liée à la mise en œuvre de l’accord ou du document ou de l’opération de réorganisation ».

Ce considérant vise ainsi deux hypothèses :

    • celle d’une situation qui est sans rapport avec le projet de licenciement collectif et donc avec la compétence de l’Administration ;
    • celle de la mise en œuvre de l’accord, du document ou de l’opération de réorganisation. Cette dernière formule reprend exactement celle de l’arrêt précité de la Cour de cassation du 14 novembre 2019 selon laquelle « la cour d’appel, qui a constaté que le juge judiciaire avait été saisi de demandes tendant au contrôle des risques psychosociaux consécutifs à la mise en œuvre du projet de restructuration, en a exactement déduit que celui-ci était compétent« . La notion de « mise en œuvre » renvoie, en fait, à un critère temporel qui s’inscrit dans une distinction fondamentale entre deux phases de l’opération de restructuration :

– avant la décision de validation ou d’homologation, c’est la DIRECCTE et le juge administratif qui sont compétents dans le cadre du bloc de compétences défini par l’article L.1235-7-1 du Code du travail ;

– après la décision de validation ou d’homologation, le juge judiciaire retrouve sa compétence naturelle en ce qui concerne le respect par l’employeur de son obligation de sécurité.

 

Mais l’exercice de cette compétence ne peut conduire à remettre en cause, d’une façon ou d’une autre, la décision de validation ou d’homologation de la DIRECCTE.

Au terme de cette brève analyse, cette décision frappe par son importance :

    • c’est d’abord la première décision du Tribunal des conflits en matière de PSE : c’est donc un symbole important ;
    • elle apporte une solution de fond claire au problème le plus difficile qui restait à régler entre les deux ordres de juridiction après celui de l’articulation entre l’information du comité d’entreprise et le contrôle du motif économique et celui de la régularité de l’accord, tous deux réglés par les décisions d’assemblée du 22 juillet 2015 ;
    • elle fait, enfin, appel à la théorie des pouvoirs implicites pour asseoir la compétence du DIRECCTE en matière de conditions de travail pour éviter de vider de son contenu la loi du 14 juin 2013.

Il faut se féliciter que cette guérilla judiciaire, classique dans ce domaine, se soit traduite par un renouveau de l’utilisation par l’Administration de la vieille procédure du déclinatoire de compétence de la loi du 24 mai 1872 et, en cas de refus du juge de s’incliner, par des arrêtés de conflit, ce qui donne au Tribunal des conflits l’occasion de trancher, avec l’autorité et la sagesse qui sont les siennes, ces questions.

Article publié dans les Echos Executives le 22/06/2020

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