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Le droit à la preuve : qu’est-ce que c’est, comment ça fonctionne ?

Le droit à la preuve : qu’est-ce que c’est, comment ça fonctionne ?

Depuis quelques années, la Cour de cassation, et notamment sa chambre sociale, a consacré un droit à la preuve qui vient percuter le droit de la preuve et contribue, dit-on, à un rééquilibrage du droit de la preuve.

 

Plusieurs arrêts de la chambre sociale en avaient déjà fait application de manière ponctuelle, notamment en 2020 et 2021. Une série de quatre arrêts du 8 mars 2023 vient en préciser la portée et le fondement ainsi que les règles de mise en œuvre (Soc. 8 mars 2023, n° 21-12.492, n° 21-17.802, n° 20-21.848, n° 21-20.798)

 

La jurisprudence sociale a posé dès 2001 le principe selon lequel «en matière prud’homale, la preuve est libre» (Soc. 27 février 2201, n° 98-44.666), ce dont il se déduit que la preuve peut être rapportée par tout moyen (comme l’énonce désormais l’article 1358 du Code civil).

 

La liberté de la preuve n’est toutefois pas sans limites car elle bute sur la licéité de la preuve résultant de l’article 9 du Code de procédure civile (il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention) et qui recouvre principalement deux éléments : le principe de loyauté dans l’administration de la preuve et le droit au respect de la vie privée (ou de la vie personnelle).

 

Le principe de loyauté dans l’administration de la preuve a été énoncé de manière prétorienne par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation (Ass. plén. 7 janvier 2011, n° 09-14.316), ce qui signifie que la Cour de cassation a décidé d’y voir un principe de droit interne dont la méconnaissance rend irrecevable, car illicite, le mode de preuve produit en contradiction à ce principe.

 

Mais, en réalité, la Chambre sociale appliquait depuis longtemps un tel principe, sans le formuler comme tel, en cassant au visa de l’article 9 du Code de procédure civile les décisions qui le méconnaissaient (ex. Soc. 4 février 1998, n° 95-43.421).

 

Que recouvre concrètement la loyauté de l’administration de la preuve ?

 

Trois hypothèses distinctes, nous semble-t-il, quand on tente de systématiser la casuistique résultant de la pratique contentieuse :

 

    • Les preuves obtenues par l’utilisation d’un procédé clandestin de surveillance (ex. Soc. 22 novembre 1991, n° 88-43.120) ;
    • Les preuves obtenues par l’utilisation d’un stratagème (ex. 4 juillet 2012, n° 11-30.266) ;
    • Les preuves obtenues par fraude ou utilisation d’un moyen frauduleux (ex. Soc. 7 mars 2012, n° 10-12.091).

 

L’autre limite à la liberté de la preuve, découlant de la licéité de la preuve, tient à ce qu’un élément de preuve, dans son mode d’obtention ou dans son contenu, ne peut porter atteinte à la vie personnelle du salarié.

 

La jurisprudence déduit en effet des dispositions de l’article L.1121-1 du Code du travail qu’un mode de preuve qui serait obtenu par le biais d’une atteinte ou produirait une atteinte injustifiée ou disproportionnée aux droits des personnes et aux libertés du salarié a un caractère illicite.

 

Ainsi, a-t-il été jugé :

 

    • qu’une filature organisée par l’employeur pour contrôler et surveiller l’activité d’un salarié implique nécessairement une atteinte à la vie privée injustifiable (Soc. 26 novembre 2002, n° 00-42.401) ;
    • que la mise en œuvre d’un système de traitement automatisé de données personnelles sans déclaration à la CNIL constitue un moyen de preuve illicite (Soc. 8 octobre 2014, n° 13-14.991) ;
    • que l’employeur ne peut ouvrir les fichiers ou messages identifiés comme personnels contenus sur l’ordinateur professionnel du salarié hors la présence de celui-ci (Soc. 10 mai 2012, n° 11-13.884) ;
    • qu’il ne peut utiliser des informations extraites du compte Facebook d’un salarié obtenues à partir du téléphone portable d’un autre salarié sans porter une atteinte (disproportionnée et déloyale) à la vie privée du salarié (Soc. 20 décembre 2017, n° 16-19.609).

 

Dans toutes ces hypothèses, il a été considéré que le mode de preuve obtenu et produit était illicite et donc irrecevable à raison de l’atteinte à la vie personnelle ou privée qu’il avait entraînée.

 

Il résulte ainsi du droit de la preuve que, si la preuve est libre, tous les modes de preuve ne sont pas (également) bons parce qu’en face de cette liberté se dresse un principe ou un droit issus de l’exigence de licéité de la preuve (loyauté de la preuve, droit au respect de la vie personnelle) avec lequel elle doit se combiner.

 

Mais c’est précisément ce qui est en train de changer, à raison de l’émergence d’un droit à la preuve qui a été reconnu par la cour européenne des droits de l’homme (CEDH 10 octobre 2006, n° 7508/02) avant d’être consacré par plusieurs chambres de la Cour de cassation (Civ.1ère 5 avril 2012, n° 11-14.177 ; Com. 24 mai 2018, n° 17-27.969) et notamment la chambre sociale (Soc. 9 novembre 2016, n° 15-10.203).

 

Qu’est-ce que le droit à la preuve et comment opère-t-il ?

 

C’est ce qu’il convient de déterminer en en rappelant le sens général et les premières applications, avant d’en développer la portée et le fondement ainsi que les règles de mise en œuvre tels qu’ils découlent des arrêts du 8 mars 2023.

 

I – Sens général et premières applications du droit à la preuve

 

C’est dans un arrêt de 2016 (Soc. 9 novembre 2016, n° 15-10.203) que la Chambre sociale a retenu pour la première fois l’existence d’un droit à la preuve et en a fait application : le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.

 

De quoi s’agit-il ?

 

Le droit à la preuve n’est prévu nulle part, dans aucun texte, international ou interne. C’est un droit d’origine doctrinale en ce sens que l’idée d’un droit à la preuve a d’abord été portée par des auteurs. Mais il a été reconnu de manière prétorienne par la CEDH, comme étant issu de l’article 6-1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, puis consacré par la Cour de cassation.

 

Littéralement, il signifie la faculté de pouvoir faire la preuve de quelque chose, c’est-à-dire l’accès à tout élément de preuve et la possibilité de produire tout élément de preuve quelle qu’en soit la teneur. C’est en quelque sorte une déclinaison du droit au juge et à un procès équitable.

 

Son fondement conventionnel lui confère une portée générale, une autorité supérieure, et le caractère d’un droit fondamental. Reste que la question se pose de la manière dont il doit se combiner avec des règles internes ou droits à caractère fondamental, éventuellement restrictifs de la liberté de la preuve :

 

Dès lors qu’il est fondamental, ce droit à la preuve permet de produire une preuve alors même que cette preuve va à l’encontre d’un autre droit fondamental (ou à fortiori d’une règle de droit interne).

 

Mais pas à n’importe quelle condition : à la condition que l’élément de preuve en cause soit indispensable à l’exercice de ce droit à la preuve et que la production soit proportionnée aux intérêts en présence.

 

Il doit être observé que le droit à la preuve recouvre :

 

    • non seulement l’accès à la preuve, notamment quand le juge est saisi d’une demande sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (soc. 16 décembre 2020, n° 19-17.637) ;
    • mais aussi la production de la teneur d’un élément de preuve.

 

Après qu’elle en a retenu et reconnu l’existence en droit interne, la Chambre sociale a fait application du droit à la preuve en 2020-2021 dans toutes les hypothèses où il avait été précédemment constaté des limites à la liberté de la preuve, toujours sur le terrain de l’atteinte à la vie personnelle (absence de déclaration préalable à la CNIL d’un traitement de données personnelles, recours à un procédé clandestin de surveillance, production d’un compte Facebook) en énonçant notamment que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi (Soc. 10 novembre 2021, n° 20-12.263).

 

Il restait à déterminer plus précisément les différentes règles et modalités présidant à la mise en œuvre du droit à la preuve. C’est l’objet des quatre arrêts rendus le 8 mars 2023.

 

II – Portée et fondement du droit à la preuve

 

Tout en reprenant, dans ces arrêts, certaines des solutions déjà adoptées concernant la portée du droit à la preuve, la Chambre sociale en précise le fondement juridique :

 

Elle réaffirme ainsi que si le droit à la preuve implique tout à la fois d’accéder à la preuve et d’en produire la teneur, il s’en déduit que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits, et notamment à la vie personnelle (Soc. 8 mars 2023, n° 21-12.492) et par suite que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats (Soc. 8 mars 2023, n° 21-20.798 et Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802).

 

Ce n’est toutefois qu’à la condition que la production d’un élément de preuve attentatoire à la vie personnelle soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi que le droit à la preuve peut prospérer.

 

Ce qui le justifie et en constitue le fondement, c’est :

 

    • le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial,
    • et le caractère équitable de la procédure dans son ensemble découlant de l’article 6-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

 

Comme il est énoncé dans l’un des arrêts du 8 mars 2023 (n° 20-21.848), il appartient à la partie qui produit une preuve illicite de soutenir, en substance, que son irrecevabilité porterait atteint au caractère équitable de la procédure dans son ensemble et le juge doit alors apprécier si l’utilisation de cette preuve a portée atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié, et le droit à la preuve.

 

Par conséquent, le caractère équitable de la procédure dans son ensemble, qui constitue la boussole de la CEDH, peut jouer dans les deux sens selon le résultat de la balance opérée par le juge : dans le sens de la production de la preuve illicite, ou dans le sens de son exclusion (irrecevabilité).

 

III – L’office du juge en matière de droit à la preuve

 

C’est principalement dans les règles d’application du droit à la preuve et dans l’office du juge en la matière que réside l’apport des arrêts du 8 mars 2023.

 

Ils répondent à deux interrogations essentielles :

 

* Première interrogation :

 

Le droit à la preuve est-il toujours, dans le débat, soumis aux juges du fond en ce sens que ceux-ci devraient en faire application toutes les fois que, dans un litige qui leur est soumis, il leur est produit une preuve illicite donc normalement irrecevable ?

 

Ou le droit à la preuve doit-il être expressément invoqué, soutenu, par la partie qui y a intérêt ?

 

La question est d’importance car, dans la seconde hypothèse, si le moyen tiré de l’exercice du droit à la preuve n’a pas été soutenu devant le juge du fond, non seulement celui-ci ne l’aura pas pris en compte mais il ne peut être plus être soulevé dans un moyen à hauteur de cassation.

 

La réponse à cette première interrogation est directement donnée dans l’un des arrêts du 8 mars 2023 (n° 20-21.848) et indirectement donnée dans les autres : il ne résulte ni de l’arrêt ni des pièces de la procédure que la société, qui s’était bornée à faire valoir qu’elle avait respecté le principe de loyauté de la preuve et ne s’était pas procuré irrégulièrement le procès-verbal de police, avait soutenu en substance devant la cour d’appel que le rejet de la preuve illicite pouvait porter atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble. Dès lors, la cour d’appel a pu déduire de ses constatations et énonciations que le procès-verbal litigieux qui avait été obtenu de manière illicite était irrecevable.

 

Dans les autres arrêts du 8 mars 2023, il est pareillement jugé, mais par une incise, que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier

 

Par conséquent, un élément de preuve, illicite en application du droit de la preuve, demeure illicite, et donc irrecevable, s’il n’est pas soutenu par la partie qui y a intérêt que l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère inéquitable de la procédure dans son ensemble.

 

* Seconde interrogation :

 

Elle concerne l’office du juge quand le droit à la preuve est expressément invoqué et qu’il est donc soutenu par une partie que l’irrecevabilité de la preuve (illicite) dont elle se prévaut porterait atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble.

 

S’agissant de l’accès à la preuve et d’une demande de communication de pièces sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, et sans que le droit à la protection des données personnelles, qui n’est pas un droit absolu, puisse y faire obstacle, il incombe au juge :

 

    • de rechercher d’abord si cette communication n’est pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et s’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ;
    • ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production des pièces sollicitées (Soc. 8 mars 2023, n° 21-12.492).

 

S’agissant de la production du contenu d’un élément de preuve, et plus précisément de l’exercice du droit à la preuve en l’état d’une preuve illicite, deux des arrêts du 8 mars 2023 (n°21-17.802 et n°21-20.798), qui comportent des problématiques analogues et des motifs très proches, renseignent précisément sur l’office du juge quand l’une des parties, produisant une preuve illicite, se prévaut du droit à la preuve pour passer outre.

 

Après avoir rappelé les règles générales applicables à la portée du droit à la preuve, les deux arrêts déroulent dans les mêmes termes ce que doit être alors l’office du juge :

 

    • En présence d’une preuve illicite, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci ;
    • Il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié ;
    • Enfin, le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

 

Les arrêts donnent ainsi plusieurs indications précises sur le rôle du juge : celui-ci doit d’abord se demander si le contrôle était bien nécessaire et s’assurer des raisons concrètes (propres à l’espèce) qui pouvaient le justifier, avant de rechercher s’il ne pouvait être recouru à d’autres moyens ne portant pas atteinte (ou portant moins atteinte) à la vie personnelle du salarié ; toutes vérifications participant au caractère indispensable de la production d’une preuve illicite. En d’autres termes, est indispensable ce qui était nécessaire dans le cas de l’espèce et ne pouvait être obtenu par aucun autre moyen.

 

Et, in fine, le juge doit appliquer le principe de proportionnalité entre nécessité du droit à la preuve et importance de l’atteinte portée à la vie personnelle.

 

Il restera à la Cour de cassation, qui s’est toujours déterminée dans les arrêts précédemment évoqués sur des hypothèses de confrontation entre droit à la preuve et droit au respect de la vie personnelle, d’appliquer les mêmes solutions quand le droit à la preuve est confronté au principe de loyauté dans l’’administration de la preuve.

 

On en saura plus prochainement sur ce point car la Chambre sociale vient de renvoyer devant l’Assemblée plénière de Cour deux pourvois posant l’un et l’autre la question du droit à la preuve dans des hypothèses de méconnaissance (apparente) du principe de loyauté dans l’administration de la preuve (Soc. 1er février 2023, n° 20-20.648 et Soc. 1er février 2023, n° 21-11.330).

 

Jean-Yves Frouin, Of Counsel, CMS Francis Lefebvre Avocats 

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