L’impossible reclassement d’un salarié déclaré inapte, mentionné par le médecin du travail, se limite-t-elle à l’entreprise ou vise-t-elle également le groupe ?
1 avril 2021
Lorsqu’il déclare un salarié physiquement inapte, le médecin du travail peut mentionner que tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi. L’impossible reclassement ainsi exprimé par le médecin du travail vise-t-il le seul périmètre de l’entreprise à laquelle le salarié est contractuellement lié, ou concerne-t-il également le groupe auquel cette dernière appartient le cas échéant ?
La prudence commande semble-t-il que les employeurs interrogent le médecin du travail par écrit sur ce point, et qu’ils ne considèrent pas d’emblée, en l’absence de mention expresse et claire en ce sens de la part du médecin du travail, que l’impossibilité de reclassement vise également le groupe.
Depuis la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, les articles L. 1226-2-1 et L. 1226-12 du Code du travail qui traitent respectivement de l’inaptitude d’origine non professionnelle et de l’inaptitude d’origine professionnelle, prévoient que l’employeur est dispensé de rechercher un reclassement si le médecin du travail indique expressément que :
-
- tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ;
-
- l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi.
Notons d’emblée une différence rédactionnelle entre l’article L. 1226-2-1 du Code du travail qui vise le reclassement dans « un » emploi et l’article L. 1226-12 du même Code qui vise le reclassement dans « l’ » emploi.
Une partie de la doctrine s’accorde pour dire que cette différence rédactionnelle consistant à viser un emploi indéfini dans le premier cas et un emploi défini dans le second ne prête pas à conséquences. Mais comme les mots ont un sens, il faudra attendre les prochaines décisions de la Cour de cassation pour en avoir la certitude.
Dans cette attente, il sera relevé que dans le modèle d’avis d’inaptitude issu de l’arrêté du 16 octobre 2017, cette distinction ne figure pas et il est fait référence à « un » emploi.
Si le fait pour le médecin du travail de cocher l’une de ces deux mentions a pour effet de dispenser l’employeur de rechercher un reclassement dans l’entreprise, est-il possible d’affirmer que cette dispense vaut également pour un éventuel reclassement dans le groupe auquel appartient l’entreprise ?
Autrement dit, l’employeur appartenant à un groupe peut-il directement procéder au licenciement du salarié déclaré inapte dès lors que le médecin du travail a coché l’une des deux mentions le dispensant de son obligation de reclassement, ou devra-t-il en faire abstraction et tenter de reclasser le salarié dans le groupe auquel il appartient ?
La réponse à cette question n’a rien d’évident et pourtant les enjeux sont cruciaux, aussi bien pour le salarié, qui pourrait potentiellement être privé d’une opportunité de reclassement que pour l’employeur, qui pourrait s’exposer à une condamnation à des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
De prime abord, les modifications successives de l’article L. 1226-12 du Code du travail pourraient laisser penser que le législateur a voulu étendre la dispense de reclassement au-delà du cadre de la seule entreprise.
En effet, dans sa version applicable au 19 août 2015, l’article L. 1226-12 du Code du travail prévoyait une dispense de reclassement lorsque le médecin du travail mentionnait expressément :
« Tout maintien du salarié dans l’entreprise serait gravement préjudiciable à sa santé ».
Il ne faisait guère de doute qu’avec une telle formulation, l’employeur devait continuer à rechercher d’éventuelles possibilités de reclassement dans le groupe.
Cette formulation a été modifiée par la loi 8 août 2016 précitée qui a supprimé toute référence à l’entreprise pour y substituer la notion d’emploi.
Pour autant, cette nouvelle formulation ne dissipe pas tous les doutes et n’offre pas, à notre sens, une sécurité juridique suffisante pour se dispenser de toute recherche de reclassement au niveau du groupe auquel appartient l’entreprise.
Plusieurs raisons militent en faveur de cette prise de position.
En premier lieu, même lorsque le service de santé au travail est autonome et qu’il est organisé au niveau du groupe, le suivi et l’accompagnement de toutes les entreprises appartenant au groupe ne sont pas nécessairement assurés par un seul médecin du travail.
Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une entreprise ne dispose pas d’un service de santé au travail autonome et adhère à un service inter-entreprises.
Il en ressort que le médecin du travail n’a de visibilité que sur les postes des entreprises qui relèvent de son périmètre, et non sur les postes, de même nature ou non, existant au sein de tout le groupe.
Par ailleurs, le médecin du travail doit réaliser une étude des conditions de travail, laquelle constitue un préalable indispensable à tout constat d’inaptitude (C. trav., art. R. 4624-42). Cette étude est réalisée au niveau de l’entreprise, et non du groupe.
Le médecin du travail n’est donc matériellement pas en mesure d’apprécier les conditions de travail ou les postes disponibles dans les autres entreprises du groupe pour savoir s’ils pourraient ou non convenir au salarié déclaré inapte.
Cette situation est encore plus accentuée lorsque l’inaptitude ne résulte pas d’une détérioration de la santé physique du salarié, mais de sa santé psychique ou mentale. En effet, en pareille situation, et notamment lorsque cette détérioration résulte d’une situation de harcèlement moral et/ou sexuel, le salarié pourrait vraisemblablement, au besoin après un suivi médical et/ou psychologique, travailler dans un environnement différent, et donc dans une autre entreprise du groupe.
Les cas de dispense précités ne permettent donc pas d’exclure tout reclassement sur un poste compris dans le périmètre du groupe dans la mesure où le médecin du travail n’a connaissance ni de l’existence des postes, ni de leur nature.
Il n’est, par ailleurs, pas en mesure d’évaluer les conditions de travail dans les entreprises qui composent le groupe pour savoir si elles pourraient permettre au salarié déclaré inapte de reprendre son/une activité professionnelle.
En deuxième lieu, même lorsque l’inaptitude résulte d’une altération substantielle de l’état de santé du salarié, celui-ci pourrait conserver quelques aptitudes lui permettant d’exercer certaines fonctions, dans d’autres conditions (passage à temps partiel par exemple).
L’éventuelle incompatibilité entre les aptitudes restantes du salarié et les postes disponibles au niveau du groupe ne peut être acquise « d’office ». Elle ne sera constatée que si le médecin du travail, tout en ayant connaissance des postes disponibles au niveau du groupe, estime qu’aucun reclassement n’est possible.
Par ailleurs, il paraît difficile de partir du postulat selon lequel les cas de dispense mentionnés aux articles L. 1226-2-1 et L. 1226-12 du Code du travail visent l’hypothèse où l’état de santé du salarié est dégradé à un point tel que la reprise d’un travail, quel qu’il soit, s’avère impossible, et ce que ce soit dans l’entreprise ou en dehors du périmètre juridique de celle-ci.
En pareil cas, en effet, il s’agirait non pas d’une inaptitude, mais d’une invalidité, laquelle est constatée par le médecin-conseil de l’assurance maladie et non par le médecin du travail.
Une telle situation conduirait à faire le constat d’une impossibilité totale pour le salarié de travailler, alors qu’un licenciement pour inaptitude n’empêche pas le salarié de retravailler dans une autre entreprise, sur le même poste que celui qu’il occupait précédemment ou sur un poste différent.
En troisième lieu, la Cour de cassation ne semble pas, à ce jour et à notre connaissance, s’être prononcée sur le sujet.
Cela n’a rien de surprenant, car ces nouveaux cas de dispense résultent de la loi du 8 août 2016 précitée. Il n’est donc pas étonnant -eu égard au caractère récent de cette loi- que la Haute Cour n’ait pas tranché cette problématique.
L’absence de jurisprudence contribue à augmenter l’insécurité juridique en la matière, et incite à la plus grande prudence.
En quatrième lieu, il faut souligner que l’employeur doit, en matière de reclassement, faire preuve de loyauté.
Or, le fait de se retrancher derrière un avis du médecin du travail qui au demeurant n’est pas suffisamment clair, exprès et précis quant au périmètre de l’impossibilité de reclassement pourrait être considéré par le juge prud’homal comme une forme de déloyauté dans les recherches entreprises aux fins d’assurer l’éventuel reclassement du salarié.
En cinquième lieu, si l’on se place dans le cadre d’un contentieux prud’homal introduit par un salarié licencié sans recherche de reclassement au niveau du groupe,
il est probable que ce salarié fera grief à l’employeur de ce qu’il n’a pas recherché, en dehors du périmètre de l’entreprise, des solutions de reclassement susceptibles de lui être proposées, singulièrement dans l’hypothèse où il a identifié un(des) poste(s) disponible(s) au sein du groupe, et compatible(s) avec ses diplômes, qualités et compétences professionnelles.
Il paraît risqué pour l’employeur de limiter l’argumentaire devant le conseil de prud’hommes au seul fait que la position du médecin du travail vise nécessairement le groupe entier et non la seule entreprise, surtout lorsqu’il n’apparaît clairement, sur aucune des décisions ou des avis du médecin du travail, cette impossibilité de reclassement au niveau du groupe.
L’employeur doit donc faire preuve de prudence en interrogeant le médecin du travail sur les postes de reclassement disponibles au niveau du groupe, quand bien même celui-ci a visé dans son avis d’inaptitude, l’un des deux cas de dispense prévus aux articles L. 1226-2-1 et L. 1226-12 du Code du travail.
Si le médecin du travail lui répond (par écrit) que cette impossibilité vise aussi bien l’entreprise que le groupe, l’employeur se trouvera alors dans une situation plus confortable pour soutenir la légitimité du licenciement qu’il va opérer par la suite.
La démarche de l’employeur auprès du médecin du travail est même fortement recommandée dans la mesure où la Cour de cassation considère que lorsque l’avis du médecin du travail est ambigu, il appartient à l’employeur de solliciter celui-ci pour obtenir des précisions (Cass. soc., 10 juillet 2019, n° 18-15.081, F-D).
En pratique, afin de sécuriser autant que possible la procédure, deux voies semblent ouvertes à l’employeur :
-
- soit il interroge le médecin du travail immédiatement après qu’il ait constaté l’inaptitude physique du salarié, en lui demandant si la dispense de reclassement vaut aussi bien pour l’entreprise que pour le groupe.
Pour que le médecin du travail se positionne en toute connaissance de cause, il serait préférable que l’employeur lui communique la liste des entreprises composant le groupe au sens de l’article L. 1226-2 du Code du travail (avec la mention par exemple du lieu de situation desdites entreprises et de la nature de l’activité qui y est déployée), ainsi que la liste des postes vacants et susceptibles d’être proposés au salarié, accompagnée de leurs caractéristiques générales (durée du travail, convention collective applicable, fonctions, qualification, rémunération, lieu de travail…).
Ce formalisme peut être lourd et compliqué dans la gestion RH quotidienne, d’une part, parce que les postes sont amenés à évoluer régulièrement et, d’autre part, parce que l’entreprise n’est pas toujours disposée à dévoiler (notamment aux tiers) son ossature capitalistique ainsi que la configuration du groupe auquel elle appartient.
Mais c’est à ce prix que l’employeur pourra, devant le juge prud’homal, montrer sa réelle bonne foi et mieux démontrer encore qu’il a rempli, à l’égard du salarié, les obligations mises à sa charge en matière de reclassement.
-
- soit l’employeur retient d’emblée le postulat selon lequel la dispense de reclassement ne concerne pas que la seule entreprise.
Dans cette situation, l’employeur peut entreprendre « d’autorité » des recherches de reclassement au niveau du périmètre du groupe auquel appartient l’entreprise et proposer au salarié les postes disponibles et compatibles avec ses qualifications qui ont été recensés (en détaillant là encore l’ensemble des caractéristiques qui s’y attachent et qui y ont listées ci-avant).
Le courrier de proposition devra préciser au salarié qu’en cas d’acceptation d’un ou de plusieurs des postes proposés, l’affectation définitive ne pourra intervenir qu’à la condition expresse que le médecin du travail, parallèlement interrogé par écrit par l’employeur, confirme la compatibilité entre l’état de santé du salarié et le(s) poste(s) proposé(s) et accepté(s) par celui-ci.
Cette démarche présente le double avantage suivant :
-
- le salarié est placé devant ses responsabilités, et le refus qu’il sera susceptible d’exprimer s’agissant du(des) poste(s) qui lui sera(ont) proposé(s) par l’employeur, le mettra(ont) en difficulté et placera(ont) au contraire l’employeur dans une situation confortable devant le juge prud’homal ;
-
- elle conduit à une forme de pression sur le médecin du travail, qui sera amené à se prononcer sur le reclassement au sein du groupe après que le salarié ait, le cas échéant, exprimé son souhait d’occuper l’un ou l’autre des postes qui lui ont été proposés par l’employeur.
La démarche peut également s’effectuer dans le sens inverse (l’employeur sollicite d’abord l’avis du médecin du travail sur le(s) poste(s) puis le(s) propose(nt) au salarié s’il(s) est(sont) compatible(s) avec son inaptitude physique).
Ce faisant, le salarié reste un peu plus maître de son destin professionnel, et l’employeur sécurise davantage ses pratiques professionnelles.
Au regard des éléments précités, et en l’absence pour l’heure de décision de la Cour de cassation fixant les règles à respecter en ce domaine, la prudence commande que l’employeur recherche un reclassement au sein du groupe, quand bien même le médecin du travail cocherait sur l’avis d’inaptitude, l’un des deux cas de dispense résultant de l’application des articles L. 1226-2-1 et L. 1226-12 du Code du travail.
Notons enfin que le salarié, comme l’employeur, disposent de la faculté de contester l’avis, et plus généralement toutes positions du médecin du travail, devant le conseil de prud’hommes dans les 15 jours (C. trav., art. L. 4624-7).
Relevons également, à toutes fins, que la cour d’appel de Paris a jugé récemment (CA Paris, Pôle 6, 4ème ch., 2 décembre 2020, n° 14/11428) que lorsque le médecin du travail mentionne dans l’avis d’inaptitude que l’état de santé fait obstacle à tout reclassement dans un emploi, l’avis du CSE est inutile dès lors que le reclassement est impossible et que ledit CSE n’a pas compétence pour remettre en cause l’appréciation du médecin du travail.
Article publié dans LEXBASE Hebdo édition sociale n°860 du 01/04/2021 : Santé et sécurité au travail
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