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Point d’étape sur la définition des temps de déplacements domicile-premier ou dernier client des salariés itinérants : temps de travail effectif ou temps de trajet ?

Point d’étape sur la définition des temps de déplacements domicile-premier ou dernier client des salariés itinérants : temps de travail effectif ou temps de trajet ?

Par un arrêt du 1er mars 2023 (n°21-12.068), la Cour de cassation ajoute une nouvelle pierre à l’édifice au sujet de l’appréciation des temps de déplacements domicile-travail des salariés itinérants. Mais force est de constater que la construction jurisprudentielle de ces temps sui generis emporte davantage d’interrogations qu’elle ne donne de réponses certaines pour l’avenir…

 

En l’espèce, un salarié itinérant, technicien de maintenance, effectuait des petits dépannages en région Normandie et transportait, à ce titre, dans son véhicule de service, des pièces détachées commandées par des clients.

 

Il a sollicité le paiement d’heures supplémentaires pour ses temps de trajets effectués entre son domicile et ses premiers et derniers clients.

 

La cour d’appel a rejeté sa demande en considérant que ces temps de déplacement professionnel ne constituaient pas du temps de travail effectif puisque le salarié continuait d’être autonome dans l’organisation de son travail et qu’il ne se trouvait pas, en conséquence, à la disposition permanente de l’employeur durant ces trajets.

 

A l’appui de sa décision, la cour d’appel a pris en compte les éléments suivants :

 

    • Le planning prévisionnel des opérations de maintenance était organisé entre le salarié et son responsable 3 à 4 semaines à l’avance ;
    • Le salarié était contacté par téléphone pour vérifier sa disponibilité

 

Le salarié s’est pourvu en cassation, soutenant que ses temps de déplacement domicile-clients correspondaient à du temps de travail effectif.

 

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel en affirmant qu’ «en se déterminant ainsi, alors qu’elle avait constaté que le salarié était soumis à un planning prévisionnel pour les opérations de maintenance et que, pour effectuer ces opérations, il utilisait un véhicule de service et était amené à transporter des pièces détachées commandées par les clients, la cour d’appel, qui a statué par des motifs insuffisants à établir que, pendant les temps de déplacement, le salarié ne se tenait pas à la disposition de l’employeur, qu’il ne se conformait pas à ses directives et qu’il pouvait vaquer à des occupations personnelles, n’a pas donné de base légale à sa décision.».

 

Ainsi, il appartiendrait aux juges du fond de vérifier que, pendant les temps de déplacement, le salarié ne se tient pas à la disposition de l’employeur, qu’il ne se conforme pas à ses directives et qu’il peut vaquer à des occupations personnelles.

 

Si tel est bien le cas, son temps de déplacement ne constituerait pas un temps de travail effectif et ne serait donc pas rémunéré comme tel (pas de paiement au titre d’éventuelles heures supplémentaires).

 

Il ferait l’objet, en revanche, de la contrepartie financière ou en repos s’il devait dépasser le temps «normal» de trajet entre le domicile du salarié et son lieu habituel de travail (1), conformément à l’article L.3121-4 du Code du travail.

 

Toute la difficulté est dès lors de savoir si les déplacements domicile-travail des salariés itinérants remplissent les critères légaux pour être qualifiés de temps de travail effectif.

 

En droit français, l’article L.3121-1 du Code du travail dispose, en effet, que le temps de travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles.

 

Le droit de l’Union européenne est clairement à l’origine de cette difficulté

 

L’article L.3121-4 du Code du travail énonce expressément pour sa part que «le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une contrepartie soit sous forme de repos, soit sous forme financière.»

 

C’est précisément sur le fondement de cet article que la jurisprudence a longtemps exclu la qualification de temps de travail effectif pour les temps de déplacement domicile -premier ou dernier client des salariés itinérants. (2)

 

Toutefois, cette jurisprudence française et l’article L.3121-4 précité peuvent apparaître comme étant en contradiction avec la position de la Cour de Justice de l’Union européenne qui considère que :

 

    • (i) conformément à l’article 2, point 1 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, lorsque les travailleurs n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, le temps de déplacement de ces travailleurs entre leur domicile et les sites des premier et dernier clients désignés par l’employeur constitue du temps de travail (3);
    • (ii) les notions de « temps de travail » et de « temps de repos » constituent des notions de droit de l’Union qui doivent être définies et appliquées conformément à la directive 2003/88, de manière uniforme par l’ensemble des États membres (4).

 

Dès lors, concilier le droit de l’Union européenne et le droit français s’apparente à un véritable exercice de funambule dans la mesure où les deux conceptions sont assez contradictoires : or, toute interprétation contra legem d’une disposition nationale afin d’assurer l’effectivité d’une directive européenne est juridiquement interdite.

 

C’est dans ce contexte que la Cour de cassation avait infléchi sa jurisprudence dans un premier arrêt du 3 juin 2020 (n°18-16.920), non publié, aux termes duquel elle avait considéré que le trajet domicile-travail d’un chauffeur-livreur, qui utilisait un véhicule de l’entreprise et transportait des colis appartenant aux clients, constituait du temps de travail effectif.

 

La Cour de cassation, a ensuite, confirmé son orientation, dans un arrêt du 23 novembre 2022 (n°20-21.924), en affirmant que «lorsque les temps de déplacement accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif, telle qu’elle est fixée par l’article L. 3121-1 du Code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 du même Code» (Cf. également le communiqué de la Cour de cassation sur ce point).

 

Mais dans cet arrêt, le salarié itinérant était muni d’un téléphone portable professionnel et d’un kit mains libres intégré dans son véhicule de fonction à l’aide duquel il devait fixer des rendez-vous et converser avec différents interlocuteurs durant ces temps de déplacement.

 

Et, dans la présente affaire, la Cour de cassation renouvelle sa position en réaffirmant, comme dans l’arrêt du 23 novembre 2022, le principe selon lequel il appartient aux juges du fond d’apprécier sur le fondement des articles L.3121-1 et L.3121-4 du Code du travail «interprétés à la lumière de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003», si les temps de déplacement accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premiers et derniers clients sont du temps de travail effectif qui ne relèveraient alors pas du champ d’application de l’article L.3121-4 précité.

 

Cette formulation subtile de la Cour de cassation évite que soit avancée une interprétation contra legem des dispositions du droit national. (5)

 

En l’espèce, la solution ne surprend guère, dès lors que les éléments factuels étaient assez similaires (notamment, utilisation d’un véhicule de l’entreprise et transport de matériel de l’entreprise pour les clients) à ceux évoqués dans l’arrêt du 3 juin 2020, étant relevé toutefois que la conclusion apparaît plus nuancée dans cet arrêt.

 

L’affaire est ainsi renvoyée devant une autre cour d’appel qui devra analyser la situation du salarié pendant le temps de trajet pour déterminer s’il s’agit ou non d’un temps de travail effectif qui aurait dû être rémunéré comme tel.

 

Une approche délicate pour l’employeur du fait de l’application d’un faisceau d’indices par les juges du fond pour apprécier la qualification du temps de déplacement

 

Par ces trois derniers arrêts cités ci-dessus, la Cour de cassation invite dorénavant à apprécier au cas par cas les conditions dans lesquelles un salarié itinérant effectue ses temps de trajets domicile-premier ou dernier client.

 

Il semble, à l’heure actuelle, que des éléments factuels assez minimes conduiraient à une présomption de travail effectif qu’il appartiendrait à l’employeur de contester en rapportant la preuve contraire, car la qualification en temps de travail effectif n’est pas automatique. Mais il s’agit là d’une preuve négative qui pourrait s’avérer difficile à rapporter.

 

Quid ainsi, par exemple, d’un salarié itinérant qui ne transporte aucun matériel si ce n’est son ordinateur professionnel qui serait le support de sa prestation effectuée chez le client ?

 

Et quid d’un salarié itinérant qui prend, par exemple, le train ou l’avion ? Pourrait-on considérer qu’il serait plus libre de vaquer à ses occupations personnelles que dans un véhicule qu’il conduirait ?

 

En pratique, les salariés itinérants ont souvent un véhicule de fonction ou de service dans lequel ils transportent le matériel nécessaire à la réalisation de leurs prestations. Or, au regard de cette jurisprudence récente de la Cour de cassation, il semble que ces deux éléments pourraient suffire à caractériser un temps de travail effectif.

 

Ils n’apparaissent, pourtant pas, comme des critères suffisants à eux seuls pour entraîner une telle qualification. Mais au regard de cette jurisprudence, la prudence est de mise jusqu’au prochain arrêt…

 

Marie Pierre Schramm, Avocat associé et Lorry Mongilardi, Avocat, CMS Francis Lefebvre

 

(1) La Cour de cassation est venue préciser, dans un arrêt du 30 mars 2022 (n°20-17.230), que le lieu habituel de travail du salarié itinérant devait s’entendre du « lieu où se situe son agence de rattachement si tant est que celle-ci se situe à une distance raisonnable de son domicile, de façon que le temps de trajet ainsi déterminé soit équivalent au temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail d’un salarié dans la région considérée »

(2) Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-20.634

(3) CJUE, 10 septembre 2015, aff. C-266/14

(4) CJCE, 9 septembre 2003, aff. C-151/02, Jaeger, points 58 et 59 ; CJUE, 9 mars 2021, aff. C-344/19 et C-580/19, points 30 et 31

(5) Notons que dans ses rapports annuels 2015 et 2019, la Cour de cassation a demandé au législateur de modifier l’article L.3121-4 du Code du travail pour prendre en considération la situation des salariés itinérants sans lieu de travail fixe et ce, pour se mettre en conformité avec le droit de l’Union européenne.

 

A LIRE ÉGALEMENT

⇒ Salariés itinérants : le temps de déplacement entre le domicile et le lieu d’exécution du travail peut être un temps de travail effectif (15 décembre 2022)

⇒ Contrepartie au temps de déplacement professionnel : derniers éclairages de la Cour de cassation (Charlotte Guirlet et Célia Druelle, 22 juin 2022)

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