Réseaux sociaux : la liberté d’expression des salariés est-elle totale ?

22 décembre 2023
Par un arrêt rendu le 20 septembre 2023 (n°21-18.593), la Cour de cassation s’est de nouveau prononcée sur la frontière entre liberté d’expression du salarié et abus de celle-ci lorsque ce dernier exprime des opinions personnelles en dehors de l’entreprise, et notamment sur les réseaux sociaux.
La Haute Cour censure en l’espèce un arrêt d’appel qui avait retenu que le licenciement du salarié était justifié, au motif que le juge est tenu de rechercher « si la configuration privée du compte personnel Facebook ouvert par le salarié sous un pseudonyme, ne conférait pas aux publications diffusées sur ce compte et aux commentaires qu’il avait publiés sur des groupes publics, le caractère d’une conversation de nature privée, seules les personnes qu’il avait agréées ayant pu accéder aux publications diffusées sur son compte et l’identifier sous le pseudonyme avec lequel il commentait ou « aimait » les publications diffusées sur des comptes ouverts au public« .
Au cas particulier, une entreprise avait pris la décision de licencier pour faute grave un salarié, exerçant les fonctions de journaliste vidéo, suite aux propos que ce dernier avait tenu sur Facebook sur des sujets d’actualité controversés.
L’employeur considérait que le salarié avait violé un document interne à l’entreprise dénommé «Lignes de conduite des réseaux sociaux pour les employés». Le salarié a par la suite agi devant les juridictions prud’homales en arguant de la nullité de son licenciement.
L’inopposabilité au salarié d’un document intitulé « Lignes de conduite des réseaux sociaux pour les employés »
Le licenciement de l’intéressé pour faute grave est confirmé par la cour d’appel qui relève qu’aux termes de son contrat de travail le salarié s’était engagé à exercer ses fonctions avec loyauté et dans le respect des lois applicables, des procédures et des règlements internes à la société et au groupe.
A cet égard, la Cour rappelait que le document nommé «Lignes de conduite des réseaux sociaux pour les employés» applicable au sein de la société indiquait que :
⇒ les salariés ne devaient pas exprimer des opinions personnelles sur des problématiques controversées d’actualité ;
⇒ qu’ils devaient être avertis que les opinions qu’ils exprimaient pouvaient nuire à la réputation de l’entreprise en tant que source d’information impartiale.
Ce document leur imposait donc de s’abstenir d’exprimer leur perception d’un débat public controversé sur un forum public, et de prendre part à des actions organisées en support d’une cause ou d’un mouvement.
Les juges en déduisaient ainsi que l’intéressé :
⇒ étant intervenu de manière tranchée dans des discussions publiques sur les réseaux sociaux sur des sujets d’actualité controversés et ayant incité les internautes à participer à des manifestations,
⇒ avait donc violé son obligation de neutralité ains que les termes du document précité et que son licenciement était donc justifié.
Cependant, ce n’est pas l’avis de la Cour de cassation qui affirme, au visa de l’article L.1321-3, 2° du Code du travail, qu’un document intitulé «Lignes de conduite des réseaux sociaux pour les employés» n’a pas la valeur d’un règlement intérieur ou d’une note de service «lesquels supposent pour être opposables aux salariés le respect d’une procédure et d’une publicité particulières».
Cette solution n’est pas nouvelle et s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour de cassation qui a récemment rappelé que «le règlement intérieur et les notes de service qui le complètent ne peuvent être opposés au salarié que si l’employeur a accompli les diligences prévues par l’article L.1321-4 du Code du travail, qui constituent des formalités substantielles protectrices de l’intérêt des salariés» (Cass. soc., 10 nov. 2021, n°20-12.327).
C’est ainsi l’occasion de rappeler aux employeurs que s’ils entendent donner force obligatoire à des notes de service, politiques ou chartes, le formalisme du règlement intérieur doit impérativement être respecté.
Les contours de la liberté d’expression du salarié sur les réseaux sociaux
La liberté d’expression est une liberté publique consacrée par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, la Convention européenne des droits de l’Homme, ainsi que par les dispositions du Code du travail.
La jurisprudence consacre également cette liberté et considère que le salarié jouit, dans l’entreprise et hors de celle-ci, de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées (Cass. soc., 22 juin 2004, n°02-42.446).
Cependant, la Cour de cassation précise que l’exercice de cette liberté ne doit pas dégénérer en abus.
Ainsi, le salarié qui s’exprime de manière injurieuse, excessive ou diffamatoire commet une faute pouvant justifier un licenciement (Cass. soc., 27 mars 2013, n°11-19.734).
En outre, la jurisprudence rappelle que la liberté d’expression du salarié ne peut être exercée par un salarié que sous réserve de respecter ses obligations de discrétion et de loyauté.
La question qui se pose est de savoir comment s’apprécient les contours de cette liberté d’expression lorsque le salarié en fait usage sur les réseaux sociaux ?
En la matière, le caractère privé ou public des propos tenus est pris en compte par les juges.
Ainsi :
⇒ Lorsque les propos ont été tenus de manière publique, la Cour de cassation estime qu’il y a là un élément permettant de retenir l’existence d’un abus. La Haute Cour prend ainsi en compte les paramètres de confidentialité de l’espace où les propos sont tenus et estime que, lorsque les propos ou publications du salarié sont accessibles à un nombre réduit de personnes ou aux seules personnes autorisées par l’intéressé après paramétrage des critères de confidentialité, les propos sont privés et ne peuvent donc pas permettre de sanctionner le salarié (Cass. soc., 20 décembre 2017, n°16-19.609).
⇒ A l’inverse, si les propos sont tenus sur un compte ouvert au public et accessible à toute personne, dont l’employeur, leur publicité caractérise le manquement du salarié à son obligation de loyauté.
En l’espèce, la cour d’appel retenait que les captures d’écran produites par l’employeur démontraient que certaines des publications litigieuses étaient extraites de groupes publics suivis par plusieurs milliers d’abonnés ou de pages Facebook, qui sont par nature publiques puisqu’accessibles à tous les utilisateurs Facebook, la configuration «privée» du compte Facebook de l’intéressé étant dès lors indifférente.
Fidèle à sa jurisprudence, la Cour de cassation casse l’arrêt au motif que :
-
- les juges auraient dû nécessairement rechercher si la configuration du compte Facebook du salarié était publique ou privée;
-
- afin de déterminer l’existence d’un abus à la liberté d’expression et, plus particulièrement, de vérifier si l’utilisation, par le salarié, d’un pseudonyme ne conférait pas aux publications diffusées le caractère d’une conversation de nature privée.
AUTEURS
Caroline FROGER-MICHON, Avocate associée, CMS Francis Lefebvre Avocats
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