Juges et enquête interne : au rapport !
7 octobre 2022
Dans un contexte global de libération de la parole, les entreprises sont de plus en plus confrontées à la nécessité de diligenter une enquête interne afin de faire la lumière sur des faits portés à leur connaissance par un ou plusieurs salariés.
Tenu d’une obligation générale de sécurité envers ses salariés, justifiant celle de prévenir toute situation de harcèlement dans l’entreprise (1), l’employeur doit prendre des mesures immédiates (2) afin de faire cesser tout agissement, porté à sa connaissance, pouvant s’inscrire dans un contexte de harcèlement moral, sexuel, d’agissements sexistes ou révélant, de façon plus générale, un comportement inapproprié à l’origine éventuelle de risques psychosociaux.
Dans le silence des textes, les juges de cassation définissent les conditions dans lesquelles les enquêtes peuvent se dérouler…
Outil incontournable de l’action préventive de l’employeur, l’enquête interne ne fait, à ce jour, l’objet d’aucune disposition spécifique dans le Code du travail, de sorte que les conditions de son déroulement demeurent floues et incertaines.
Face au silence des textes et à l’augmentation des contentieux afférents à la recevabilité des rapports d’enquête dans le débat judiciaire, la Cour de cassation s’est emparée du sujet et construit, au fil de ses récentes décisions, un véritable «mode d’emploi de l’enquête interne».
Les décisions récentes traduisent une vive volonté des juges d’encourager les entreprises à recourir à cet outil, en garantissant une recevabilité judiciaire presque automatique de ses conclusions devant les juridictions
… en confirmant une certaine souplesse dans l’appréciation des conditions de recevabilité des rapports d’enquêtes internes, comme éléments de preuve.
Les juges sont en effet très respectueux du principe de la liberté de la preuve en tranchant quasi-systématiquement en faveur de la recevabilité des enquêtes internes qu’importe leur forme, leurs auteurs, sous réserve qu’elles demeurent impartiales et loyales (3).
A titre d’illustration, la Cour de cassation avait déjà jugé qu’une enquête réalisée à l’insu de la personne incriminée par les dénonciations des salariés ne constituait pas un mode de preuve déloyal et devait donc être examinée par les juges du fond (4).
Dans le même sens, l’impartialité et l’exhaustivité d’une enquête, au cours de laquelle seule une partie des salariés potentiellement victimes a été auditionnée, n’est pas nécessairement remise en cause (5).
La Cour de cassation, qui continue à adopter une position pragmatique dans l’analyse de la recevabilité judiciaire des rapports d’enquêtes internes, a récemment rendu deux décisions qui s’inscrivent dans la stricte lignée de celles qui précèdent.
L’absence d’association des représentants du personnel à l’enquête n’entache pas la recevabilité du rapport : les juges se doivent de l’examiner.
Dans une première décision (6), la Cour de cassation considère que l’absence d’association des représentants du personnel au déroulé de l’enquête, ou à sa finalisation, n’est pas un obstacle à la recevabilité du rapport devant les juridictions du fond.
Ainsi, les juges du fond ne peuvent pas faire l’économie de l’examen judiciaire de cette pièce, au motif que l’enquête a été dirigée par la seule Direction des Ressources Humaines et non conjointement avec les représentants du personnel.
Au cas d’espèce, un ingénieur documentation contestait son licenciement pour faute grave à raison de faits de harcèlement moral et, pour ce faire, la recevabilité du rapport d’enquête interne sur lequel l’employeur s’était fondé pour prendre sa décision.
Les juges d’appel ont considéré le licenciement comme sans cause réelle et sérieuse en refusant de procéder à l’examen du rapport d’enquête interne aux motifs que :
-
- le Comité d’Hygiène, de Sécurité, et des Conditions de Travail (CHSCT), compétent à l’époque des faits, n’avait pas été associé à la réalisation de l’enquête ;
-
- sur les 20 personnes composant l’équipe à laquelle le salarié incriminé appartenait, seuls 8 salariés avaient été auditionnés ;
-
- les critères de sélection des personnes auditionnées n’étaient pas communiqués par l’employeur, ce qui constituait un manque de transparence préjudiciable.
La Cour de cassation casse la décision d’appel en considérant les motifs susvisés comme impropres à justifier d’une irrecevabilité de l’élément de preuve que constitue un rapport d’enquête interne.
Cette décision, si elle confirme celle supra autorisant l’audition partielle et restrictive de certains salariés de l’entreprise, apporte un éclairage supplémentaire sur la place que peuvent occuper les représentants du personnel dans cette démarche préventive.
En effet, la Cour de cassation, en cassant l’arrêt d’appel, confirme indirectement que la participation, ou la consultation, des représentants du personnel n’est pas un préalable obligatoire à la recevabilité du rapport d’enquête interne devant les juridictions.
Si c’est a priori un «coup dur» pour les représentants du personnel, notons toutefois qu’ils disposent de différents outils pour participer directement à la prévention de situation de harcèlement ou de mal-être au travail justifiant, dans ce cas et à notre sens, leur intervention obligatoire dans le déroulé de l’enquête dont ils sont à l’origine.
En effet, les représentants du personnel peuvent :
-
- utiliser leur droit d’alerte en cas d’atteinte aux droits de la personne, d’abord. Cette alerte justifie d’une action conjointe de l’employeur et des représentants du personnel pouvant consister en une enquête à laquelle la participation des élus est obligatoire (7) ;
-
- prendre toute initiative qu’ils estimeraient utiles en matière de santé et sécurité ensuite, et proposer des actions de prévention en matière de harcèlement, pouvant consister en une enquête interne, le refus de l’employeur d’y faire suite devant être justifié (8).
La liberté de la preuve et l’obligation de sécurité : totems d’immunité de la recevabilité des enquêtes internes, même lorsqu’elles sont brèves.
Dans une seconde décision (9), qui confirme d’ailleurs la première quant à la place que peuvent occuper les représentants du personnel dans le déroulé et la conclusion de l’enquête, la Cour de cassation, se fonde sur le principe de la liberté de la preuve et de l’obligation de sécurité pour considérer qu’une enquête interne, au périmètre restreint et à la tenue approximative, constitue un mode de preuve recevable.
En effet, les juges d’appel ont décidé d’écarter les conclusions d’une enquête aux motifs, considérés comme impropres par la Cour de cassation, que :
-
- l’employeur n’a pas auditionné l’ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits dénoncés ;
-
- certains salariés, et notamment les plaignantes, ont participé à des auditions collectives et non confidentielles ;
-
- les comptes-rendus d’entretien n’ont pas été signés par les participants à l’enquête et les organisateurs ;
-
- les représentants du personnel n’ont pas été associés au déroulé de l’enquête, ni consultés au sujet de ses conclusions.
La Cour de cassation casse une nouvelle fois la décision d’appel, de façon lapidaire, en considérant qu’il revenait «aux juges du fond, dès lors qu’il n’a pas été mené par l’employeur d’investigations illicites, d’en apprécier la valeur probante [du rapport d’enquête], au regard, le cas échéant, des autres éléments de preuve produits par les parties».
D’une façon générale, si l’on constate que la Cour de cassation encourage les entreprises à prendre des actions concrètes pour lutter contre les risques psychosociaux dans l’entreprise notamment en favorisant la recevabilité quasi-systématique des enquêtes, il n’en reste pas moins qu’elles feront l’objet d’une analyse de fond méticuleuse.
Ainsi, bien que recevable par principe au débat judiciaire, il est possible de douter du caractère convaincant pour un juge d’une enquête partielle, restrictive et lacunaire.
Dès lors, il est essentiel de définir rigoureusement les conditions dans lesquelles l’enquête se déroulera afin d’assurer, outre sa recevabilité, son efficacité judiciaire.
(1) Articles L.1152-4 et L.1153-5 du Code du travail.
(2) Cass. soc., 1er janvier 2016, n°14-19.702.
(3) Cass. soc., 1 juin 2016, n°20-22-028.
(4) Cass. soc., 13 mars 2021, n°18-25.597.
(5) Cass. soc., 8 janvier 2020 n°18-20.151.
(6) Cass. soc., 1er juin 2022, n°20-22.058.
(7) Article L.2312-59 du Code du travail.
(8) Article L.2312-9 du Code du travail.
(9) Cass. soc., 29 juin 2022, n°21-11.437.
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