Le dépassement de la durée quotidienne du travail cause-t-il nécessairement un préjudice au salarié ?
13 juin 2023
Le 13 avril 2016, la Chambre sociale de la Cour de cassation procédait à un revirement majeur de sa jurisprudence : le préjudice automatique n’était plus : «l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ; que le conseil de prud’hommes, qui a constaté que le salarié n’apportait aucun élément pour justifier le préjudice allégué, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision» (Cass. soc., 13 avril 2016, n°14-28.293).
L’employeur ne pouvant plus être condamné automatiquement au paiement de dommages et intérêts, le salarié doit démontrer en quoi il subit un préjudice, un dommage quelconque.
Les juges ont notamment retenu l’absence d’automaticité du préjudice, en matière :
-
- de délivrance tardive ou non-délivrance des documents de fin de contrat de travail : certificat de travail, bulletin de paie, etc. (Cass. soc., 13 avril 2016, n°14-28.293) ;
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- d’absence d’information du salarié sur la convention collective en vigueur dans la mesure où celui-ci était en mesure de connaître la convention collective applicable et d’en vérifier l’application du fait de son statut dans la société (Cass. soc., 17 mai 2016, n°14-21.872) ;
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- d’absence de visite de reprise (Cass. soc., 27 juin 2018, n°17-15.438) ;
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- de l’inobservation des règles relatives à l’ordre des licenciements (Cass. soc., 26 février 2020, n°17-18.136, 17-18.137 et 17-18.139).
Pragmatiques, ces solutions peuvent être saluées, en effet et pour exemple, il paraît tout à fait évident que l’absence d’information sur la convention collective en vigueur ne cause absolument aucun préjudice du moment que son application est effective ou que le salarié est en mesure d’obtenir cette information du fait de son poste ou de son statut dans l’entreprise.
Toutefois, ce nouveau principe, permettant un réalignement sur le droit commun de la responsabilité, a fait l’objet d’inflexions depuis 2016.
En témoigne un arrêt récent de la Cour de cassation (Cass. soc., 11 mai 2023, n°21-22.281).
Rappel des faits
Dans cet arrêt, la Cour de cassation rappelle l’importance pour l’employeur d’assurer un suivi et un contrôle de la charge de travail et des heures de travail de ses salariés et considère que le non-respect des durées maximales de travail ouvre droit à réparation.
Après avoir été licenciée, la collaboratrice d’un Ehpad saisissait le conseil de prud’hommes de Paris, notamment, d’une demande en dommages-intérêts en raison du dépassement de la durée quotidienne du travail.
Les conseillers prud’homaux donnant raison à la salariée, la Société interjetait appel du jugement rendu, permettant à la Cour d’appel d’appliquer la jurisprudence habituelle de la chambre sociale : «Il résulte de ces éléments et de l’admission partielle de l’employeur que la salariée a exécuté des journées de travail de plus de 10 heures. Cependant, elle ne démontre avoir subi aucun préjudice à ce titre, lequel ne peut être nécessaire mais doit être établi.» (CA de Paris, 2 décembre 2020, n°18/09158).
Malgré une parfaite application du droit, tant travailliste, que civiliste, cette décision d’appel se verra cassée par les juges du quai de l’horloge au motif que l’ancien article L.3121-34 du Code du travail fixe la durée quotidienne maximale du travail à 10 heures dans «l’objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d’un repos suffisant et le respect effectif des limitations de durées maximales de travail concrétisé par la Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003». Dès lors, «le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation» (Cass. soc., 11 mai 2023, n°21-22.281).
Par cette décision, la Cour de cassation confirme, dans les mêmes termes, une précédente décision rendue en matière de dépassement des durées maximales hebdomadaires de travail : à propos d’une salariée qui avait effectué plus de 50 heures de travail sur une semaine déterminée, la Cour avait retenu que le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvrait droit à la réparation sans qu’il soit besoin que la salariée démontre l’existence d’un préjudice (Cass. soc., 26 janvier 2022, n°20-21.636).
Portée de l’arrêt
Sans directement remettre en cause le principe consacré en 2016, la Chambre sociale s’appuie sur d’autres principes, tel que :
* celui de protéger la santé et la sécurité de ses salariés et de respecter les normes européennes, pour considérer que le non-respect d’une règle ouvre droit à réparation, sans que le salarié n’ai eu à démontrer un préjudice, par exemple, en cas d’atteinte au droit du salarié de s’opposer à la publication de son image (Cass. soc., 19 janvier 2022, n°20-12.420),
* d’atteinte à la vie privée en violation de l’article 9 du Code civil (Cass. soc., 12 novembre 2020, n°19-20.583),
* ou encore de défaut d’accomplissement par l’employeur des diligences nécessaires à la mise en place des institutions représentatives du personnel sans qu’aucun procès-verbal de carence n’ait été établi en violation notamment de l’alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946 qui consacre le droit de tout travailleur de participer, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises (Cass. soc., 8 janvier 2020, n°18-20592).
Par conséquent, l’arrêt commenté du 11 mai 2023 ne marque pas un «revirement», le principe reste celui de la nécessité pour le salarié de démontrer son préjudice s’il souhaite se voir indemniser.
Néanmoins, les employeurs devront continuer à se montrer particulièrement vigilants en matière de durée du travail et de protection de la santé et de la sécurité des salariés, l’arrêt du 11 mai 2023 semblant entériner l’automaticité du préjudice en cas de dépassement des durées maximales du travail.
Auteurs
- Anaïs Vandekinderen, Avocate, CMS Francis Lefebvre Avocats
- Antoine Deparday, Avocat, CMS Francis Lefebvre Avocats
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