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Régulation des rapports entre les plateformes digitales et les travailleurs : Les 13 recommandations du rapport Frouin

Régulation des rapports entre les plateformes digitales et les travailleurs : Les 13 recommandations du rapport Frouin

Le 1er décembre 2020, Jean-Yves Frouin a remis au Premier ministre son rapport « Réguler les plateformes numériques de travail », afin de répondre à l’objectif confié par le Gouvernement : « sécuriser juridiquement les relations contractuelles et les contrats collectifs conclus entre les plateformes et ces travailleurs et (…) renforcer le socle de droits dont bénéficient les travailleurs des plateformes, sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant »[1]. Un pari réussi ?

 

Sécuriser les relations contractuelles entre les travailleurs et les plateformes digitales

La première recommandation formulée par le rapport Frouin concerne la sécurisation du statut des travailleurs des plateformes.

Rappelons que la loi du 8 août 2016 avait introduit un nouveau titre dans le Code du travail relatif aux travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique. Ainsi, les travailleurs des plateformes étaient des « travailleurs indépendants ».

Néanmoins, par deux arrêts retentissants, la Cour de cassation a requalifié la relation contractuelle liant d’une part un livreur de repas à la plateforme Take Eat Easy [2] et d’autre part un chauffeur VTC à la plateforme Uber[3], en contrat de travail.

 

Lire à ce sujet : Requalification en contrat de travail de la relation entre travailleurs indépendants et plateformes

 

Compte tenu de ces décisions pouvant laisser supposer que tous les travailleurs des plateformes sont en réalité des salariés[4], il apparaissait indispensable d’identifier des pistes permettant de sécuriser juridiquement les relations contractuelles entre les plateformes et les travailleurs y ayant recours.

Cette préoccupation se fait grandissante au moment où la situation évolue dans les autres pays européens, la jurisprudence de certains pays ayant conclu à la requalification (comme au Royaume-Uni par exemple où la Cour Suprême a requalifié les chauffeurs Uber de « workers[5] ») ou le législateur ayant conféré le statut de salarié au travailleur de plateforme (comme récemment en Espagne).

Les travailleurs des plateformes n’étant ni tout à fait des travailleurs indépendants compte tenu de l’absence de liberté dont ils disposent dans l’exécution de la prestation ou de son prix, ni vraiment des salariés en raison de l’absence de pouvoir de direction de la plateforme à leur égard, le rapport Frouin recommande d’écarter l’option d’un tiers statut entre celui de salarié et de travailleur indépendant (recommandation 1)[6].

 

A la place, il propose d’ajouter une tierce partie dans la relation entre la plateforme digitale et le travailleur en ayant notamment recours aux coopératives d’activité et d’emploi (CAE) et aux entreprises de portage salarial.

 

Le travailleur serait alors salarié de l’entreprise de portage ou de la CAE, lui permettant ainsi de bénéficier des droits des salariés tout en conservant une réelle autonomie d’exercice de son activité à l’égard de la plateforme digitale, sans véritable lien de subordination à l’égard de son employeur légal.

Cette option serait rendue obligatoire uniquement pour les travailleurs « les plus engagés »[7] dans leur activité (recommandation 2)[8].

Ainsi, seuls les travailleurs des plateformes de VTC et les moniteurs indépendants d’auto-école ayant 12 mois d’ancienneté et générant 20 000 euros de chiffre d’affaires devraient recourir à un tiers pour bénéficier des garanties du salariat.

Pour la livraison de repas et la logistique urbaine, qui a un turnover plus important, il est proposé que cette obligation s’applique au bout de six mois et pour un chiffre d’affaires dont le montant reste toujours à déterminer[9].

Par ailleurs, pour éviter des frais de structure trop conséquents, le rapport préconise de missionner l’autorité de régulation des plateformes, qu’il conviendra de créer, et de procéder à une négociation avec les plateformes sur le partage des frais de structure collective via le recours à un tiers (recommandation 3)[10].

Enfin, il est recommandé de créer un avantage fiscal pour les travailleurs des plateformes recourant à la structuration par un tiers (recommandation 4)[11].

 

Développer un dialogue social par la négociation collective

Le rapport liste huit domaines qui pourraient être soumis à la négociation collective, notamment les conditions d’exercice de l’activité professionnelle, les modalités de détermination du revenu des travailleurs, les conditions de travail, les modalités de contrôle de l’activité et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales et les garanties de protection sociale complémentaire (recommandation 5)[12].

A défaut d’accord sur ces thèmes, le rapport recommande d’imposer aux plateformes une obligation de transparence sur les conditions d’exercice de l’activité professionnelle ainsi qu’une obligation d’information sur le fonctionnement des algorithmes, les modes d’évaluation et de notation des travailleurs ainsi que sur l’utilisation qui en est faite et les modalités de détermination des prix (recommandation 6)[13].

A la suite du rapport Frouin, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle a chargé « une task force » autour de Bruno Mettling, ancien DRH d’Orange, de faire des propositions législatives afin de déterminer « les modalités de représentation des travailleurs indépendants définis à l’article L.7341-1 du Code du travail recourant pour leur activité aux plateformes mentionnées à l’article L. 7342-1 du même code et les conditions d’exercice de cette représentation ».

Ce rapport a été remis le 12 mars dernier et le contenu du projet d’ordonnance devrait officiellement être publié avant le 24 avril 2021.

 

Protéger les représentants des travailleurs indépendants

Afin d’assurer une régulation collective des plateformes, le rapport Frouin propose de s’appuyer sur des représentants légitimes des travailleurs. Le niveau pertinent du dialogue serait celui du secteur d’activité et, à titre subsidiaire, celui de la plateforme.

Le rapport suggère donc l’élection de représentants dans chaque plateforme, avec une agrégation des résultats au niveau du secteur, comme cela est utilisé pour mesurer l’audience syndicale en droit du travail pour les entreprises de plus de 11 salariés[14].

Le rapport Frouin rappelle qu’un représentant élu aux élections professionnelles peut être exposé, dans l’exercice de ses fonctions de représentation, à des systèmes de pression ou des mesures de rétorsion. Il est ainsi important de prévoir des mesures permettant de protéger ces représentants.

Pour cela, il est proposé de faire bénéficier aux travailleurs de plateformes digitales, investis d’une mission de représentation, un aménagement de la charge de la preuve, comme en matière de discrimination ou de harcèlement, en cas de baisse d’activité d’une certaine importance.

Ainsi, il appartiendrait à la plateforme de justifier que cette baisse d’activité procèderait de motifs objectifs étrangers à l’exercice des fonctions de représentant (recommandation 7)[15].

Par ailleurs, dans le but de renforcer la protection des représentants des travailleurs indépendants, le rapport recommande de créer un régime d’autorisation préalable en cas de déconnexion par la plateforme d’un représentant élu. Cette décision de la part de la plateforme pourrait être examinée par l’Autorité de régulation des plateformes (recommandation 8)[16].

 

Octroyer des garanties supplémentaires aux travailleurs de plateformes digitales

Le rapport Frouin propose d’ajouter, aux dispositifs déjà existants, de nouvelles mesures :

 

    • prévoir, à partir d’un tableau comparatif des droits sociaux des salariés et des travailleurs indépendants, un alignement progressif des droits de ces derniers sur les droits sociaux des salariés[17] ;
    • durcir les conditions de rupture des relations contractuelles à l’initiative de la plateforme.[18]

 

Pour les plateformes dites de mobilités, il est proposé :

 

    • de compléter les informations sur la prestation proposée par la plateforme en ajoutant en plus de la distance couverte et du prix minimal garanti, l’indication de la destination de la course (recommandation 9)[19] ;
    • d’encadrer le temps de conduite des VTC à 60 heures hebdomadaires dans la zone dense urbaine d’Ile-de-France et prévoir un droit au repos (recommandation 10)[20], étant précisé qu’un encadrement du temps de conduite pour les livreurs à vélo devrait également être étudié pour les mêmes raisons de sécurité.

 

Pour les plateformes tenues à une responsabilité sociale, il est proposé :

 

    • de fixer une rémunération minimale pour les travailleurs correspondant approximativement au SMIC horaire après couverture des coûts d’exploitation, dont le niveau sera fixé par décret, sans préjudice de la fixation d’un niveau supérieur par le dialogue social au sein des plateformes (recommandation 11)[21] ;
    • certifier la déconnexion en introduisant une obligation de notification au travailleur et de motivation de toute décision de déconnexion de la plateforme ou de diminution substantielle des commandes (recommandation 12)[22].

 

Enfin, la dernière recommandation du rapport porte sur la création de l’autorité de régulation des plateformes qui serait notamment chargée de prendre position sur la détermination et le calcul du tarif minimum fixé par la loi, de la médiation et de l’organisation du dialogue (recommandation 13)[23].

Le rapport Frouin a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment en ce qui concerne la création d’un tiers employeur pour sécuriser les relations contractuelles, tant sur le plan juridique que sur le plan économique[24].

Sur le plan juridique, il est reproché au régime proposé de créer une inégalité dans le traitement des travailleurs dont le statut juridique différerait selon leur ancienneté et le montant de leur chiffre d’affaires.

Sur le plan économique, si la création d’un tiers employeur permettrait aux travailleurs d’accéder à l’ensemble du système de protection sociale, le rapport est néanmoins silencieux en ce qui concerne la nécessaire augmentation du coût du travail afin de permettre l’accès à ce système.

Toutefois, ce qui est certain, c’est que le rapport Frouin fait état de nombreuses recommandations et propositions destinées à faire avancer le cadre légal des travailleurs de plateformes digitales tout en répondant à la commande du Gouvernement, ce qui va nécessairement dans la bonne direction pour l’ensemble des acteurs de la nouvelle économie.

 

[1] Rapport Frouin, page 22.
[2]Cass. Soc. 28 novembre 2018, n° de pourvoi 17-20.079.
[3] Cass. Soc. 4 mars 2020, n° de pourvoi 19-13.316.
[4] Réguler les plateformes numériques de travail, J.-Y. Frouin, Droit social n° 3/2021.
[5] Au Royaume-Uni, le statut de « worker » est différent du statut de salarié en France. Il s’agit d’un statut intermédiaire entre salarié et travailleur indépendant qui ne donne accès qu’à une certaine partie des règles composant la législation sociale telles que le salaire minimum, les congés payés et la durée du travail.
[6] Rapport Frouin, page 33
[7] Rapport Frouin, page 6.
[8] Rapport Frouin, page 54
[9] Rapport Frouin, page 52.
[10] Rapport Frouin, page 55
[11] Rapport Frouin, page 56.
[12] Rapport Frouin, page 77.
[13] Rapport Frouin, page 78.
[14] Rapport Frouin, page 5.
[15] Rapport Frouin, page 81.
[16] Rapport Frouin, page 81.
[17] Rapport Frouin, page 85.
[18] Rapport Frouin, page 88.
[19] Rapport Frouin, page 84.
[20] Rapport Frouin, page 85.
[21] Rapport Frouin, page 87.
[22] Rapport Frouin, page 88.
[23] Rapport Frouin, page 89.
[24] Controverse : la situation des travailleurs des plateformes : l’obligation de recourir à un tiers employeur doit-elle être encouragée ? Isabelle Daugareilh, Thomas Pasquier, Droit social n°1/2021.

 

Article paru dans Les Echos le 09/04/2021

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