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Un décret peut-il suspendre une décision du Conseil d’État ?

Un décret peut-il suspendre une décision du Conseil d’État ?

Alors que le Conseil d’Etat a suspendu en juin les nouvelles règles de calcul du montant de l’allocation chômage, le gouvernement, arguant d’une évolution de la situation de l’emploi, a pris un nouveau décret maintenant sa réforme. Des organisations syndicales viennent de contester en référé ce nouveau décret. Selon Olivier Dutheillet de Lamothe, Avocat associé, CMS, Francis Lefebvre Avocats, compte tenu de l’atteinte portée à l’ordonnance de référé du 22 juin et à la séparation des pouvoirs, il est probable que ce décret soit suspendu puis annulé.

 

La question paraît pour le moins insolite, presque provocante.

Nos institutions reposent sur deux principes constitutionnels fondamentaux : la séparation des pouvoirs et l’indépendance de l’autorité judiciaire. L’un et l’autre s’opposent à toute ingérence de l’exécutif dans une décision de justice : un décret ne peut donc bien évidemment pas suspendre les effets d’une décision du Conseil d’État statuant au contentieux.

Et pourtant, c’est ce qui vient de se produire dans la ténébreuse affaire de la réforme de l’assurance chômage.

Un feuilleton en trois actes

Retour sur les trois derniers actes de ce feuilleton à rebondissements :

Acte I : l’ordonnance en référé n°452210 du 22 juin 2021 : par cette ordonnance, le Conseil d’État, statuant en référé, a suspendu, sans limitation de durée, les nouvelles règles de calcul du montant de l’allocation chômage qui devaient entrer en vigueur le 1er juillet dans la mesure où il a estimé que les incertitudes sur la situation économique ne permettaient pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles d’indemnisation (Ordonnance du 22 juin 2021, nº452210).

Rappelons que ces nouvelles règles d’indemnisation ont pour but de mettre fin au phénomène de la « permittence », c’est-à-dire de l’alternance de contrats courts et de périodes d’indemnisation du chômage, qui est à la fois une source de précarité pour les salariés et de coût pour l’UNEDIC.

 

Acte II : à la suite de cette ordonnance, le Gouvernement a pris en catastrophe le décret nº2021-843 du 29 juin 2021 pour maintenir en vigueur les dispositions de la Convention de 2017 relatives notamment au salaire journalier de référence jusqu’au 30 septembre 2021, afin d’éviter un vide juridique.

Ce décret comporte un article 2 assez étrange qui prévoit que l’ensemble des dispositions dont l’ordonnance du 22 juin 2021 a ordonné la suspension « sont applicables à une date fixée par décret en Conseil d’État ».

 

Or, de deux choses l’une :

 

    • ou bien le Conseil d’État rejette au fond le recours formé contre la réforme de l’assurance chômage et l’arrêt du Conseil d’État mettra fin à la suspension ordonnée par le juge des référés ;
    • ou bien le Conseil d’État statuant au fond annule les dispositions qui ont été suspendues et il est alors exclu qu’un décret puisse les rendre applicables.

 

Acte III : le décret nº2021–1251 du 29 septembre 2021 : ce décret rend applicables, à compter du 1er octobre 2021, « les onze premiers alinéas du paragraphe 1er et le paragraphe 2 de l’article 9, le paragraphe 1er de l’article 11, les paragraphes 1er, 3 et 4 de l’article 12, l’article 13 et le paragraphe 7 de l’article 65 du règlement de assurance chômage » ainsi que « les articles 21 et 23 du règlement d’assurance chômage » c’est-à-dire, à la virgule près, l’ensemble des dispositions qui ont été suspendues par l’ordonnance du 22 juin 2021.

Il y a donc une identité absolue entre le dispositif de l’ordonnance du 22 juin 2021 et le contenu du décret du 29 septembre 2021.

 

Le Gouvernement a joint à la fiche de présentation de ce décret une note qui démontre, de façon très convaincante, que la situation de l’emploi permettait parfaitement de mettre en œuvre cette réforme depuis le mois de mai. Sans la citer intégralement, on en mentionnera les principaux éléments :

 

    • fin juin 2021, l’emploi salarié privé a d’ores et déjà dépassé son niveau d’avant crise avec 265.100 créations nettes d’emploi par rapport à mars 2021;
    • le taux de chômage s’est établi à 8 % de la population active au deuxième trimestre 2021, c’est-à-dire un niveau très proche de son niveau d’avant crise fin 2019 (8,1%);
    • les embauches de plus d’un mois hors intérim se maintiennent à un niveau élevé en juillet 2021 (773.000), 7% au-dessus du niveau de 2019;
    • fin juillet le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi sans activité (DEFM. A) s’ établit à 3.596.400, soit 3 % au-dessus de son niveau d’avant crise;
    • le recours au chômage partiel a très fortement diminué depuis avril;
    • les critères de la clause de retour à meilleure fortune prévue par l’article 7–1 du décret du 14 avril 2020 , dont l’activation conditionne l’augmentation de 4 à 6 mois de la durée de cotisation requise pour l’ouverture et le rechargement des droits ainsi que la mise en œuvre du mécanisme de dégressivité après six mois d’indemnisation, seront remplis avec les chiffres arrêtés à fin septembre;
    • enfin, l’INSEE et la Banque de France ont revu leurs perspectives de croissance pour l’année 2021 à respectivement 6,25 et 6,3%.

 

Le Gouvernement a ainsi apporté un démenti cinglant à l’analyse de la situation du marché de l’emploi sur laquelle s’est fondé le Conseil d’État pour suspendre la réforme de l’assurance chômage puisque cette décision était uniquement fondée sur le fait que « les incertitudes sur la situation économique » ne permettaient pas de mettre en place cette réforme.

Le décret du 29 septembre 2021 a fait l’objet d’un recours en annulation et d’un recours en référé devant le Conseil d’État : les syndicats ont dénoncé l’atteinte portée à l’ordonnance de référé du 22 juin et à la séparation des pouvoirs. Il est d’ailleurs très probable que, pour ce motif, ce décret va être suspendu puis annulé.

 

Le gouvernement s’est trompé de procédure

Dans cette affaire, le Gouvernement s’est trompé de procédure : il disposait d’un moyen parfaitement adapté pour mettre fin à la suspension du décret du 31 mars 2021 avec l’article L.521-4 du code de justice administrative, aux termes duquel : « Saisi par toute personne intéressée, le juge des référés peut, à tout moment, au vu d’un élément nouveau, modifier les mesures qu’il avait ordonnées ou y mettre fin. »

Le Gouvernement pouvait arguer de l’amélioration spectaculaire de la situation de l’emploi pour demander au Conseil d’Etat de lever la suspension.

Comment en est-on arrivé là ?

Comme j’avais tenté de le démontrer dans un précédent article (1), il me semble que l’ordonnance du 22 juin 2021 est allée à la limite du contrôle de l’opportunité. Or la juridiction administrative a toujours été très attentive à ne pas franchir la ligne rouge qui sépare, depuis la création du contentieux administratif, le contrôle de la légalité du contrôle de l’opportunité.

En franchissant cette ligne, même si la décision se présente formellement comme la censure d’une erreur manifeste d’appréciation quant à la date d’entrée en vigueur de la réforme, le Conseil d’État a, d’une certaine façon, libéré le Gouvernement : à partir du moment où le juge se fait administrateur à la place du Gouvernement, le Gouvernement peut mettre fin à une ordonnance du Conseil d’Etat.

 

Article publié dans la Semaine sociale Lamy n° 1972 du 25 octobre 2021

 

A LIRE EGALEMENT

(1) Le Conseil d’État suspend les nouvelles règles de calcul des allocations chômage : une décision en opportunité ? (Article publié dans la Semaine sociale Lamy n° 1963 du 19 juillet 2021)

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