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L’appréciation de l’étendue du secteur géographique pour déterminer l’existence ou non d’une modification du contrat de travail : la Cour de cassation retiendrait-elle de nouveaux critères ?

L’appréciation de l’étendue du secteur géographique pour déterminer l’existence ou non d’une modification du contrat de travail : la Cour de cassation retiendrait-elle de nouveaux critères ?

Par un arrêt en date du 24 janvier 2024 (n°22-19.752), la Cour de cassation prend en considération la fatigue et les frais supplémentaires générés par l’utilisation du véhicule personnel du salarié pour apprécier l’étendue du secteur géographique dans lequel se trouvait son lieu de travail initial et ainsi déterminer si sa nouvelle affectation constitue une modification de son contrat de travail.

 

Retour sur une décision qui laisse perplexe.

 

Rappel des règles jurisprudentielles applicables

 

Cet arrêt est assez singulier puisqu’il prend en considération des critères qui étaient jusqu’à présent exclus du faisceau d’indices sur lesquels les juges du fond fondaient leur appréciation de la qualification de secteur géographique.

 

Pour mémoire, le changement de lieu de travail situé dans un même secteur géographique ne constitue pas une modification du contrat de travail (1) :

 

    • à défaut de clause contractuelle stipulant que le salarié exécutera son travail exclusivement dans un seul lieu (2) ;
    • et sauf atteinte à la vie personnelle et familiale du salarié (3).

 

La jurisprudence ne définit pas précisément la notion de secteur géographique, en exigeant seulement que l’appréciation de son étendue soit exclusivement fondée sur des éléments objectifs (4).

 

Il ressort d’une jurisprudence constante que l’appréciation de l’étendue du secteur géographique est fondée sur l’examen combiné de trois principaux critères objectifs :

 

    • l’identité du bassin d’emploi (5) ;
    • la distance entre les deux lieux de travail (6) ;
    • l’accessibilité du nouveau lieu de travail en transports en commun et via le réseau routier (7).

 

La Cour de cassation a tendance à privilégier ce dernier critère, considéré comme un élément clef pour l’appréciation du périmètre du secteur géographique.

 

En l’espèce

 

Dans les faits de l’arrêt rendu par la Cour le 24 janvier dernier, l’employeur relevait les éléments objectifs suivants pour justifier de l’appartenance des deux lieux de travail au même secteur géographique :

 

    • les deux lieux de travail sont distants de 35 kilomètres seulement ;
    • le trajet entre les deux lieux de travail représente 36 minutes en voiture via des grands axes routiers et autoroutiers ;
    • les deux lieux de travail appartiennent au même département et dépendent de la même chambre de commerce et d’industrie ;
    • les deux villes sont reliées par de grands axes routiers et autoroutiers.

 

Solution

 

La Cour rejette le pourvoi de l’employeur et approuve les juges du fond d’avoir considéré que les deux lieux de travail ne faisaient pas partie du même secteur géographique.

 

Il importe néanmoins de préciser que, parmi les indices retenus par les juges du fond pour apprécier l’étendue du secteur géographique, certains, moins objectifs, ont été pris en compte.

 

En effet, les juges ont pu considérer que « (…) l’usage du véhicule personnel en matière de fatigue et de frais financiers génère, en raison des horaires et de la distance, des contraintes supplémentaires qui modifient les termes du contrat» pour établir que les deux sites n’appartenaient pas au même secteur géographique et que le changement de lieu de travail constituait en l’espèce une modification du contrat de travail.

 

Les juges ont donc considéré que l’employeur aurait dû prendre en compte les difficultés d’accès du nouveau lieu de travail, notamment par des moyens de transport en commun et partagés, pour apprécier le périmètre du secteur géographique.

 

Portée de la solution

 

Ces nouveaux critères par nature subjectifs, retenus par les juges du fond et approuvés par la Cour de cassation, conduisent à s’interroger sur la portée de cet arrêt.

 

Pourrait-on considérer que cette décision constitue un véritable changement de la jurisprudence qui limitait jusqu’alors les indices susceptibles d’apprécier un changement de secteur géographique aux seuls éléments purement objectifs et applicables de manière identique à tous les salariés ?

 

Si cette évolution devait se confirmer, cet arrêt marquerait un retour vers une solution jurisprudentielle qui était applicable jusqu’en 1998.

 

En effet, dans un arrêt en date du 1er juillet 1998 (8), la Cour a jugé qu’il appartenait aux juges du fond d’apprécier si un changement de lieu de travail constituait une modification du contrat de travail en fondant leur analyse sur la situation personnelle de chaque salarié concerné.

 

S’agissant d’une décision non publiée, la nouvelle appréciation des critères du secteur géographique que semble amorcer cet arrêt, tels que la fatigue et les frais supplémentaires engendrés par l’utilisation du véhicule personnel, devra toutefois être confirmée par d’autres décisions.

 

Dans l’intervalle, la prudence sera de mise afin d’apprécier la définition et la notion de secteur géographique.

 

AUTEURS

Vincent Delage, Avocat associé, CMS Francis Lefebvre Avocats

Charlotte Gouranton, Avocate, CMS Francis Lefebvre Avocats

 

(1) Ne sera pas analysée ici la situation des salariés protégés au sens du droit du licenciement
(2) Cass. soc., 29 octobre 2014, n°13-21.192
(3) Cass. soc., 16 novembre 2016, n°15-23.375
(4) Cass. soc., 4 mai 1999, n°97-40.576
(5) Cass. soc., 23 mai 2013, n°12-15.461 ; Cass. soc., 20 février 2019, n°17-24.094
(6) Cass. soc., 28 novembre 2007, n°06-45.130
(7) Cass. soc., 15 juin 2004, n°01-44.707 ; Cass. soc., 12 juin 2014, n°13-15.139
(8) Cass. soc., 1 juillet 1998, n°96-42.989