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Quand une blague sexiste justifie le licenciement pour faute grave du salarié

Quand une blague sexiste justifie le licenciement pour faute grave du salarié

« Tu sais ce qu’on dit à une femme qui a déjà les deux yeux au beurre noir ? On ne lui dit plus rien, on vient déjà d’lui expliquer deux fois ».

 

Ces propos tenus par l’humoriste Tex sur le plateau de la chaine C8 où il était invité à participer à l’émission « c’est que de la télé ! » ont entrainé la rupture pour faute grave du contrat de travail en application duquel il animait un jeu télévisé, « les z’amours », sur France 2.

 

Au terme d’une longue procédure, la Cour de cassation a confirmé la légitimité du licenciement pour faute grave du salarié (Cass. soc. 20 avril 2022, n°20-10.852).

 

Retour sur une affaire qui, au-delà de ses aspects juridiques sur l’étendue de la liberté d’expression dont jouit le salarié au sein et en dehors de l’entreprise, est sans doute aussi l’illustration d’une évolution de l’acceptabilité sociale des propos susceptibles d’être tenus par les salariés.

 

La liberté d’expression dans l’entreprise, une liberté protégée mais pas illimitée

Liberté fondamentale consacrée tant au niveau national (article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) qu’européen (article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et du citoyen) et international (article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme), la liberté d’expression s’exerce également sur le lieu de travail où elle trouve son fondement dans l’article L.1121-1 du Code du travail aux termes duquel : «nul ne peut apporter de restrictions aux droits et libertés des personnes qui ne soit justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché».

 

Ainsi, la chambre sociale de la Cour de cassation énonce de manière constante que «sauf abus, le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées» (Cass. soc., 14 déc. 1999, n°97-41.995).

 

Reste alors à définir quels sont les propos susceptibles de caractériser un abus de la liberté d’expression.

 

Selon la jurisprudence, c’est principalement le caractère injurieux, insultant, diffamatoire, mensonger ou excessif des propos tenus qui caractérise leur caractère abusif et permet de distinguer les propos qui relèvent de la liberté d’expression de ceux qui justifient une sanction du salarié.

 

Pour caractériser l’abus, la Cour de cassation prend non seulement en compte le contenu des propos mais aussi le contexte dans lequel ils ont été tenus, ce qui suppose une appréciation des faits in concreto.

 

Ainsi, le juge tiendra notamment compte de la publicité donnée par le salarié à ses propos (Cass. soc. 6 mai 2015, n°14-10.781), mais aussi de la nature et de l’importance de ses fonctions et du trouble qui en est résulté pour l’entreprise.

 

Si, lorsqu’il est constaté, l’abus de la liberté d’expression justifie le licenciement pour faute grave, à défaut d’un tel abus, le licenciement fondé sur un motif qui porte atteinte à la liberté d’expression du salarié, érigée comme on l’a vu en liberté fondamentale, est nul en application de l’article L. 1235-3-1 du Code du travail.

 

Dans ces conditions, le salarié peut demander sa réintégration dans l’entreprise et, dans le cas contraire, bénéficier d’une indemnité accordée par le juge qui ne peut être inférieure à six mois de salaire.

 

Une liberté limitée, y compris pour les humoristes

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 20 avril 2022, le salarié contestait son licenciement prononcé selon lui en violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article L.1121-1 du Code du travail dès lors que, selon ses dires, ne commet aucun abus dans l’exercice de sa liberté d’expression ni aucun manquement à son engagement éthique, le salarié qui formule, même en public, lors d’une émission de télévision, un trait d’humour provocant, a fortiori lorsqu‘il le fait en sa qualité d’humoriste.

 

Traditionnellement, la Cour de cassation se fonde sur le caractère injurieux, diffamatoire ou excessif des propos pour qualifier l’abus de la liberté d’expression. Force est de constater qu’une telle motivation est absente de la décision en cause.

 

En effet, dans cette affaire, le juge ne s’est pas placé sur le terrain de l’abus de la liberté d’expression, mais sur celui du non-respect par le salarié d’une clause restreignant l’exercice de cette liberté, dont il appartenait au juge d’apprécier la légitimité.

 

En l’espèce, la Cour de cassation reconnait tout d’abord que la rupture du contrat de travail motivée par les propos du salarié constitue manifestement une ingérence de l’employeur dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression mais elle précise ensuite «qu’il appartient au juge de vérifier si concrètement, dans l’affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique et d’apprécier, pour ce faire, la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif».

 

Aux fins de procéder à cette mise en balance des intérêts en présence, la Cour relève que les juges du fond ont pris en compte :

 

    • La clause du contrat de travail prévoyant notamment l’engagement de respecter les droits de la personne et précisant que toute atteinte à ce principe constituerait une faute grave permettant de rompre immédiatement le contrat ;
    • La charte des antennes de France télévisions prônant notamment le refus de toute valorisation de la violence et, plus particulièrement, des formes perverses qu’elle peut prendre, telles que le sexisme et l’atteinte à la dignité humaine ;
    • L’actualité médiatique relative à la révélation de l’affaire Weinstein et à la création de blogs d’expression de la parole des femmes tels que #metoo et #balancetonporc à la suite de laquelle le président de la République a annoncé des mesures visant à lutter contre les violences sexistes, en rappelant que 123 femmes étaient décédées sous les coups, en France, au cours de l’année 2016 ;
    • Le contexte particulier dans lequel ces propos ont été tenus au cours d’une émission diffusée en direct à une heure de grande écoute, le salarié s’étant vanté dans les jours suivants d’avoir « fait son petit buzz » et adopté, lors du tournage de l’émission de France 2, une attitude déplacée à l’égard d’une candidate.

 

En conséquence, la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir décidé que le licenciement, fondé sur la violation par le salarié d’une clause de son contrat de travail, poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à l’égard du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l’employeur compte tenu de l’impact potentiel des propos réitérés du salarié reflétant une banalisation des violences à l’égard des femmes, de sorte que la rupture ne portait pas une atteinte excessive à sa liberté d’expression.

 

S’il avait déjà été admis que des propos tenus sous le couvert de l’humour ne suffisent pas à exonérer leur auteur de toute faute en raison de leur caractère dégradant ou irrespectueux des personnes (Cass. soc. 2 juin 2004, n°02-44.904), la Cour de cassation décide ici qu’il en est ainsi, même lorsque leur auteur se prévaut de la qualité d’humoriste qui est susceptible d’induire, par essence, l’excès et la provocation.

 

Pour autant, la Cour de cassation se défend d’avoir voulu réglementer l’humour et les thèmes sur lesquels il peut valablement s’exercer.

 

Dans le communiqué de presse joint à cet arrêt, elle prend en effet le soin de préciser qu’elle «ne juge pas qu’un humoriste n’a pas le droit de faire une telle « blague » à la télévision. Elle se place ici dans le cadre du contrat de travail que l’intéressé avait signé pour exercer un métier d’animateur à la télévision : elle juge qu’au regard des clauses prévues dans le contrat de travail et des circonstances concernant tant le salarié que l’employeur, qui ont entouré cette « blague », le licenciement ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression du salarié».

 

Une ouverture à la restriction contractuelle de la liberté d’expression ?

S’agissant dans cette affaire de faits survenus en dehors du temps et du lieu de travail (les propos ayant été prononcés au cours d’une émission diffusée sur une autre chaîne de télévision à laquelle le salarié participait en tant que simple invité), le rattachement des faits à un manquement du salarié à ses obligations professionnelles était indispensable pour fonder le licenciement sur un motif disciplinaire.

 

En effet, la jurisprudence pose en principe qu’un fait tiré de la vie personnelle ne peut ni caractériser une faute, ni justifier en lui-même un licenciement.

 

Toutefois, la protection des intérêts de l’entreprise peut parfois justifier qu’un tel fait puisse être retenu à l’appui d’une mesure de licenciement en raison du trouble objectif qu’il crée dans l’entreprise, mais aussi, dans certains cas, pour un motif disciplinaire, notamment lorsque les faits en cause se rattachent à la vie professionnelle ou lorsqu’ils constituent un manquement du salarié aux obligations découlant de son contrat de travail (Cass. soc., 18 mars 2003, n°01-41.343).

 

La Cour de cassation aurait tout aussi bien pu considérer que le licenciement pouvait être valablement fondé sur le trouble objectif que le comportement du salarié avait créé dans l’entreprise.

 

Néanmoins, en l’espèce, une telle motivation n’aurait pas permis de rompre le contrat de travail du salarié, celui-ci étant conclu pour une durée déterminée et ne pouvant, de ce fait, être rompu que pour faute grave.

 

En outre, si la Cour de cassation avait admis que seul le trouble objectif causé par les propos tenus par le salarié pouvait valablement fonder le licenciement, elle aurait dû, dans l’affaire en cause, déclarer sans cause réelle et sérieuse le licenciement prononcé pour un motif disciplinaire (voir à cet égard la jurisprudence rendue à propos de l’insuffisance professionnelle, Cass. soc., 22 juin 2016, n°15-10.149 et Cass. soc., 9 janvier 2019, n°17-20.568).

 

Seul un abus dans la liberté d’expression ou un manquement à une obligation contractuelle pouvait alors justifier la rupture du contrat de travail pour un motif disciplinaire. C’est la deuxième voie que la Cour de cassation a retenue.

 

Par cet arrêt, la Cour de cassation semble reconnaitre la possibilité d’insérer valablement dans les contrats de travail une clause limitant la liberté d’expression des salariés dès lors que celle-ci poursuit un objectif légitime.

 

A cet égard, elle en donne une illustration en reconnaissant la légitimité du licenciement fondé sur le manquement à une clause du contrat de travail qui imposait le respect d’une charte prévoyant le «respect des droits de la personne» et le refus de «toute complaisance à l’égard des propos exposant à la haine et au mépris, le refus de toute valorisation de la violence et plus particulièrement du sexisme et de l’atteinte à la dignité humaine». La violation d’une telle clause, a fortiori par un salarié n’ayant pas des fonctions d’humoriste, pourrait justifier son licenciement disciplinaire.

 

Notons enfin que, même en l’absence d’une telle clause, le licenciement disciplinaire du salarié qui aurait commis une blague sexiste semble pouvoir être envisagé.

 

En effet, l’article L. 1153-3 du Code du travail fait entrer dans le champ du harcèlement sexuel «les propos à connotation sexuelle répétée».

 

Avec cette définition, le salarié qui raconte couramment des « blagues » à connotation sexuelle s’expose désormais clairement à des sanctions disciplinaires, voire à un licenciement pour faute grave.

 

En tout état de cause, l’employeur qui envisagerait de prononcer une sanction disciplinaire en raison de propos tenus par un salarié, considérant qu’ils sont susceptibles d’être qualifiés de harcèlement sexuel ou de constituer la violation d’une clause contractuelle portant sur la liberté d’expression, devra systématiquement s’interroger sur la proportionnalité de la sanction au regard de l’objectif poursuivi, au risque d’encourir une annulation par le juge en cas de contentieux.

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