Requalification en contrat de travail de la relation entre travailleurs indépendants et plateformes : les critères se précisent
22 juillet 2020
L’étau se resserre un peu plus pour les plateformes numériques. La Cour de cassation a récemment rejeté le pourvoi de la société Uber et validé la requalification en contrat de travail de sa relation avec l’un de ses chauffeurs. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) lui offre dans le même temps une liste de critères traçant les contours de l’indépendance de ces travailleurs.
Retour sur ces deux décisions importantes intervenues au premier semestre 2020.
La Cour de cassation conforme à sa jurisprudence stricte envers les plateformes
Dans la lignée de son arrêt « Take Eat Easy » du 18 novembre 20181, la Cour de cassation sanctionne la plateforme numérique Uber dans un arrêt du 4 mars 2020 (n° 19-13.316).
La Cour applique pour cela son analyse classique en matière de requalification en contrat de travail de la relation de travail d’un travailleur indépendant avec son donneur d’ordre.
Sur le fondement de l’article L.8221-6 du Code du travail, le travailleur indépendant est présumé non-salarié, sauf à prouver l’existence d’un lien de subordination caractérisé par le pouvoir du donneur d’ordre de donner des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements. Cette preuve s’apprécie selon la méthode du « faisceau d’indices ».
Au cas particulier, ce faisceau d’indices – qui a conduit à la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail entre la société Uber et son chauffeur – était constitué des éléments suivants :
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- l’intégration dans un service de transport entièrement organisé par Uber ne conférant pas de liberté dans l’organisation de son activité, la recherche de clientèle ou le choix de ses fournisseurs ;
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- une absence de liberté dans la fixation des tarifs et dans les conditions d’exercice de la prestation de transport – notamment le choix du trajet ;
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- un contrôle de la société sur l’acceptation des courses : désactivation du compte pour inciter les chauffeurs à rester connectés à l’application, temps limité à quelques secondes pour accepter une course, etc. ;
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- un pouvoir de sanction caractérisé par la possibilité de déconnecter temporairement le compte des chauffeurs, de corriger les tarifs des courses et de fermer leur compte en cas de comportements problématiques ou de taux d’annulation trop fréquents.
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La Cour précise également que la liberté de choix des horaires de travail et de connexion à l’application n’exclut pas en soi une relation de travail subordonnée.
A noter que la Cour de cassation refuse toujours, comme certains auteurs le suggèrent, de se placer sur le terrain de la dépendance économique. Ce critère constitue un simple indice de la caractérisation du lien de subordination entre le travailleur indépendant et la plateforme.
Des critères nouvellement fixés par la CJUE
Pour la première fois à notre connaissance, la CJUE dégage une liste de critères permettant de qualifier un travailleur indépendant des plateformes de « travailleur » au sens communautaire.
La directive européenne 2003/88 du 4 novembre 2003 intègre en droit de l’Union européenne la notion de « travailleur », lequel est défini comme toute personne qui accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre personne et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération2. Il s’agit de l’équivalent du salariat en France.
Dans l’affaire ayant donné lieu à une ordonnance le 22 avril 2020 (n° C-692/19), la CJUE a examiné la relation contractuelle entre des coursiers travaillant pour une plateforme anglaise de livraison de colis dénommée Yodel.
Aux différentes questions préjudicielles posées par la juridiction anglaise, la CJUE répond qu’un prestataire de services ne peut pas être qualifié de « travailleur » au sens de la directive lorsqu’il dispose des facultés :
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- de recourir à des sous-traitants ou à des remplaçants pour effectuer le service qu’elle s’est engagée à fournir ;
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- d’accepter ou de ne pas accepter les différentes tâches offertes par son employeur présumé, ou d’en fixer unilatéralement un nombre maximal ;
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- de fournir ses services à tout tiers, y compris à des concurrents directs de l’employeur présumé ;
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- de fixer ses propres heures de travail dans le cadre de certains paramètres, ainsi que d’organiser son temps pour s’adapter à sa convenance personnelle plutôt qu’aux seuls intérêts de l’employeur présumé.
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La CJUE retenait déjà qu’un prestataire de services pouvait être qualifié de « travailleur » dès lors que l’indépendance du travail était fictive et qu’un lien de subordination pouvait être établi entre le donneur d’ordre et lui3. Cette décision apporte un guide plus fourni pour apprécier la nature des relations contractuelles qu’entretiennent les travailleurs indépendants avec les plateformes.
Le reflet de la difficulté à encadrer le statut juridique des travailleurs des plateformes
Ces deux décisions mettent en exergue toute la difficulté à qualifier la nature juridique des relations de travail entre les plateformes et leurs « travailleurs ».
En effet, à ce jour, la France ne connaît que deux catégories de travailleurs : les travailleurs indépendants et les salariés.
Aussi, tout travailleur qui manque dans les faits « d’indépendance » vis-à -vis de son donneur d’ordre ne peut que demander judiciairement la requalification de la relation en contrat de travail. Cette sanction est lourde de conséquences pour le donneur d’ordre par l’application du droit du travail qu’elle emporte.
Certains pays européens ont à cet égard mis en place des statuts « hybrides » qui tentent de prendre en compte la particularité de ces relations de travail, à l’instar du Royaume-Uni où les « workers » sont des travailleurs indépendants placés sous un lien de subordination juridique qui leur permet de bénéficier d’une protection juridique minimale en droit du travail.
Le législateur français tente lui aussi depuis plusieurs années d’encadrer la relation de travail entre les plateformes et leurs travailleurs indépendants. La loi « Travail » de 20164 a créé une « responsabilité sociale » à l’égard des plateformes, là où la loi d’orientation des mobilités de 20195 entendait exclure l’existence d’un lien de subordination dès lors que la plateforme respectait un certain nombre d’engagements à l’égard de ses travailleurs indépendants, avant de se faire censurer par le Conseil Constitutionnel6.
Force est de constater que, pour l’heure, la Cour de cassation apprécie toujours in concreto l’existence d’un lien de subordination entre les travailleurs indépendants et les plateformes numériques, laissant place à des incertitudes juridiques pour les plateformes comme pour les travailleurs indépendants.
(1) Cass. Soc. 18 novembre 2018, n° 17-20 .079
(2) CJUE, 17 novembre 2016, C-2016/15
(3) CJUE, 4 décembre 2014, C-413/13
(4) Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels
(5) Loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités
(6) Conseil Constitutionnel, 20 décembre 2019, n° 2019-794
Article publié dans les Echos Executives le 22/07/2020
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