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Eloignement géographique du domicile du salarié pour convenance personnelle : quelle marge de manœuvre pour l’employeur ?

Eloignement géographique du domicile du salarié pour convenance personnelle : quelle marge de manœuvre pour l’employeur ?

La crise sanitaire a amené de nombreux salariés à réfléchir à l’articulation entre leur activité professionnelle et leur vie personnelle. Certains ont profité des opportunités offertes par le télétravail pour établir leur domicile hors des grandes agglomérations où leurs employeurs sont implantés.

 

Comment peut réagir l’employeur face aux déménagements de salariés en des lieux éloignés ? Deux décisions récentes offrent un éclairage intéressant, au regard notamment de la liberté individuelle du salarié de choisir son domicile.

 

Le libre choix par le salarié de son domicile est protégé en tant que liberté fondamentale

La Cour de cassation protège fortement la liberté pour un salarié de choisir son domicile (1) en vertu de l’article 8 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) (2) et de l’article 9 du Code civil qui défend le droit au respect de la vie privée.

 

Dans la mesure où «nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient ni justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché» (3), l’employeur ne peut alors restreindre la liberté pour un salarié de choisir son domicile que s’il dispose d’un intérêt légitime à le faire et agit de manière proportionnée.

 

Ainsi, de manière générale, dès qu’existe une atteinte à la liberté du salarié dans le choix de son domicile, les juridictions doivent apprécier si cette atteinte est légitime et proportionnée par rapport au but recherché par l’employeur.

 

C’est par le biais de ce contrôle de proportionnalité que peuvent être admises les clauses de mobilité par exemple, qui portent atteinte à la possibilité pour un salarié de choisir son lieu de résidence. Mais au-delà, le droit de regard de l’employeur sur le lieu du domicile du salarié est très restreint.

 

La cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 10 mars 2022 (n° 20/02208), et le tribunal judiciaire de Paris, par un jugement du 5 juillet 2022 (n° 22/04735), ont mis en œuvre ces principes en présence de salariés ayant déménagé loin de leur lieu de travail pour des raisons personnelles.

 

L’éloignement du domicile pour convenance personnelle ne peut justifier le refus de prise en charge des frais d’abonnement aux transports publics pour le tribunal judiciaire de Paris

Rappelons que l’employeur est tenu de prendre en charge 50% du prix des titres d’abonnement aux transports en commun souscrits par les salariés pour leurs déplacements domicile-lieu de travail (4).

 

Dans cette affaire, l’employeur basé à Paris décide d’instaurer un critère d’éloignement géographique entre la résidence principale et le lieu de travail, en refusant la prise en charge des frais de transports publics pour le trajet domicile-lieu de travail des salariés habitant à plus de 4 heures de Paris aller-retour.

 

Le tribunal judiciaire de Paris sanctionne ce critère d’éloignement géographique du domicile par rapport au lieu de travail, en jugeant qu’il contrevient aux articles L. 3261-2 et R. 3261-1 du Code du travail, lesquels n’imposent aucune condition liée au lieu du domicile du salarié pour bénéficier de cette prise en charge.

 

Les juges du fond relèvent d’ailleurs que le Bulletin Officiel de la Sécurité Sociale (BOSS) confirme que «cette obligation étant de portée générale, les salariés dont l’éloignement de la résidence habituelle du lieu de travail relève de la convenance personnelle doivent bénéficier de la prise en charge obligatoire», «quel que soit leur lieu de résidence et leur lieu d’emploi».

 

En instaurant cette condition supplémentaire liée à l’éloignement géographique du salarié, l’employeur créait une différence de traitement injustifiée au regard de l’avantage en cause.

 

Le tribunal précise surtout qu’en tout état de cause, un tel critère contrevient à la liberté des salariés de fixer leur domicile librement en vertu de l’article 8 de la CEDH.

 

A cet égard, la Cour de cassation avait déjà jugé que, dans la mesure où la libre détermination du lieu de domicile constitue un droit fondamental protégé par la CEDH ainsi que l’article 9 du Code civil et que «seules les restrictions limitées par les nécessités impératives du travail et proportionnelles à celles-ci peuvent être imposées par l’employeur», l’article L. 3261-2 du Code du travail devait être appliqué sans prendre en compte la situation géographique du lieu de résidence du salarié (5).

 

La décision du tribunal judiciaire n’est donc guère surprenante et l’employeur logiquement condamné à rembourser aux salariés concernés le coût des titres d’abonnement aux transports publics au titre de leurs trajets domicile-lieu de travail, malgré le coût important engendré (6).

 

L’obligation de préserver la santé et la sécurité des salariés pourrait fonder le licenciement d’un salarié refusant de se rapprocher de son lieu de travail pour la cour d’appel de Versailles

Avant la crise sanitaire, un salarié déménage à 450 kilomètres du siège de l’entreprise. L’employeur lui demande de se rapprocher de son lieu de travail. Il oppose un refus et est licencié pour faute. La contestation du licenciement est portée devant la cour d’appel de Versailles.

 

L’employeur invoque notamment un argument approuvé par la cour d’appel : son déménagement aussi loin n’est compatible ni avec son obligation de sécurité en matière de protection de la santé des salariés, ni avec les déplacements professionnels induits par l’activité du salarié.

 

La juridiction d’appel reconnait que le salarié habitait à une «distance excessive» inacceptable pour l’employeur tenu d’une obligation de sécurité à l’égard de la santé et la sécurité des salariés mais aussi pour le salarié tenu de protéger sa propre santé. La distance parcourue pour se rendre sur le lieu de travail était en effet source de fatigue et pouvait affecter la santé du salarié.

 

Les juges d’appel se sont également fondés sur l’obligation pour l’employeur de veiller au repos quotidien du salarié et à l’équilibre entre sa vie familiale et sa vie professionnelle en exécution de sa convention de forfait-jours.

 

En conséquence, au regard de l’obligation essentielle de préserver la santé et la sécurité du salarié, la cour d’appel ne caractérise aucune atteinte disproportionnée à sa liberté de choisir son domicile. Le salarié a donc commis une faute en refusant de revenir habiter à proximité du siège social de l’entreprise ; son licenciement est justifié.

 

Cette solution, qui n’a pas fait l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation, doit à notre sens être accueillie avec prudence car elle repose avant tout sur les faits de l’espèce : le temps de trajet domicile-lieu de travail en voiture comme en transports en commun était très important (4h30 et 3h30), le salarié avait déjà alerté son employeur par le passé sur la fatigue générée par ses trajets.

 

La mise en balance de la liberté de choisir son domicile et de l’obligation de protéger la santé du salarié ne pouvait ici qu’aboutir à privilégier la seconde.

 

Toutefois, qu’en aurait-il été en cas de déménagement du salarié à Bordeaux ou Lyon, situés à 580 et 465km de Paris mais seulement 2h et 1h45 de train, là où des déplacements en région parisienne peuvent être aussi longs ? Qu’en aurait-il été si le salarié était présent sur site un jour par semaine et en télétravail à son domicile le reste du temps ? Les solutions seraient alors moins évidentes.

 

Dans l’attente d’une décision de la Cour de cassation sur le sujet à une époque où le domicile des salariés est plus aisément délocalisable de leur lieu de travail, ces décisions sont l’occasion de rappeler aux employeurs leurs contraintes mais aussi les outils dont ils disposent pour anticiper ces déménagements préjudiciables : un accord collectif ou une charte qui encadre le télétravail et dissuade indirectement les salariés de trop s’éloigner de leur lieu de travail, la fixation d’obligations liées à la santé et la sécurité, des mesures incitatives par le biais du forfait mobilités durables, etc.

 

(1) Cass. soc. 28 février 2012, n° 10-18.308
(2) En vertu duquel « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »
(3) Article L. 1121-1 du Code du travail
(4) Articles L. 3261-2 et R. 3261-1 et suivants du Code du travail.
(5) Cass. soc. 12 novembre 2020, n° 19-14.818
(6) Ce d’autant que le remboursement des frais de trajet domicile-lieu de travail peut ne pas être exonéré de cotisations sociales, notamment en cas d’éloignement excessif du domicile pour convenances personnelles.

 

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